Le début de l'être humain

A notre époque, il existe deux mots pour désigner le respect que nous devons à nos semblables : la Morale et l'Ethique. L'un est du latin et l'autre du grec. Mais dans toutes les langues modernes où ces deux mots sont employés, ils n'ont plus la même signification. Celui qui parle de morale entend que les moeurs devraient se soumettre à des lois supé-rieures. Mais curieusement, aujourd'hui, celui qui parle d'éthique sous-entend que les lois devraient se conformer aux moeurs, même très inférieures. Alors je voudrais vous parler d'abord de la technique d'où cer-tains prétendent tirer l'éthique, et revenir pour finir au seul garde-fou de la médecine, à savoir la morale.

1. La fécondation

La vie a une très longue histoire, mais chaque individu a un début bien précis : le moment de la fécondation. Toute la biologie nous en-seigne que les enfants sont reliés à leurs parents par un lien matériel, puisque c'est de la réunion de la cellule féminine (l'ovule) avec la cellule masculine (le spermatozoïde) que peut émerger un être nouveau. Et ce lien matériel, c'est la longue molécule d'ADN, qui, comme vous le savez, mesure un mètre de long, et est repliée dans un spermatozoïde, dans un volume qui représente la pointe d'une aiguille. Sitôt que les 23 chromo-somes qui portent l'information maternelle sont réunis aux 23 chromo-somes qui portent l'information paternelle, toute l'information génétique nécessaire et suffisante pour construire cet être humain-là nouveau, se trouve réunie. Exactement comme l'introduction d'une mini-cassette dans un magnétophone va restituer la symphonie, de la même façon les chromosomes, qui sont en quelque sorte des minicassettes de la vie, sitôt qu'ils sont réunis à l'intérieur de l'ovule fécondé, qui devient un magné-tophone, commencent à jouer la symphonie humaine. Cette symphonie-là, particulière, c'est celle que nous appellerons plus tard Pierre, Paul ou Madeleine. Ceci n'est pas une hypothèse théorique, ceci n'est pas une imagination pour représenter la réalité, c'est une démonstration expéri-mentale. Nous savons, depuis que la fécondation extra-corporelle a été ren-due possible, que le début de l'être humain remonte à la fécondation et à aucun autre moment de l'existence. Que l'enfant doive se développer pendant neuf mois dans le sein de sa mère ne change rien à ce phéno-mène. Dans les conditions naturelles, l'ovule mûr, pondu par l'ovaire et récupéré par la trompe, est fécondé par un spermatozoïde, parmi les millions qui sont arrivés dans le tractus féminin. Sitôt la pénétration, la zone pellucide devient imperméable, le mur de la vie privée a définitive-ment protégé cet embryon-là. Et l'embryon continue son voyage dans la trompe pendant six ou sept jours avant d'arriver jusqu'à l'utérus, dans le-quel il va s'implanter pour continuer son développement pendant neuf mois jusqu'à la délivrance. Et c'est parce que la fécondation naturelle se produit dans un tube de chair dans lequel l'ovule et le spermatozoïde flottent librement, qu'il a été possible de fabriquer des fécondations arti-ficielles simplement en remplaçant la trompe, ce tube de chair, par un tube de verre, contenant un liquide aussi proche que possible du liquide normal, et dans lequel aussi l'ovule et le spermatozoïde flottent librement

2. Fécondation extra-corporelle

On a proposé d'utiliser la fécondation extra-corporelle pour contourner un obstacle, les deux trompes étant bouchées. Pour ce faire, on attend le onzième ou le quinzième jour du cycle, et on prélève très délicatement, avec un minuscule petit tube, l'ovule bien visible sur l'ovaire. On l'aspire délicatement et on le remet dans une fiole. Secon-dairement, on ajoute les spermatozoïdes ; et, comme cela se produit na-turellement, les spermatozoïdes sont guidés vers l'oeuf mûr et le fécon-dent. Il semble que l'oeuf fécondé - le petit embryon - ne soit pas très à l'aise dans l'utérus immédiatement, et qu'il lui faille trois à quatre jours de maturation avant d'y arriver (c'est ce qui se passe normalement). C'est pourquoi ce n'est que trois jours plus tard que l'on reprend l'embryon de sa fiole et qu'on l'insère délicatement dans l'utérus de sa mère, où il va se développer de la même façon que s'il y était parvenu par le chemin naturel. Le Dr Edward et le Dr Steptoe ont osé introduire ce minuscule embryon d'un millimètre et demi, parce qu'ils savaient, avec une certi-tude scientifique au-delà de tout doute possible, que ce n'était pas une tumeur, que ce n'était pas un animal, mais que c'était un être humain extrêmement jeune. D'ailleurs, l'expérience leur a donné raison : la petite Louise Brown est née neuf mois plus tard. Si elle n'avait pas été une fille, un être humain féminin, au moment où elle était mise dans l'utérus de sa mère, jamais elle ne le serait devenu. Avec beaucoup plus de mille cas de fécondations extra-corpo-relles connus dans le monde, nous sommes donc définitivement sûrs - et c'est la seule chose dont les mass-media n'aient jamais parlé - de ce que la fécondation extra-corporelle démontre expérimentalement dans notre espèce que l'être humain débute à la fécondation.

3. Viabilité

La viabilité, la puissance de vie de l'être humain nouveau est pro-prement stupéfiante. Dans les conditions naturelles, il arrive dans l'utérus, s'y implante, et tout ceci se passe bien. Mais parfois, il arrive qu'il s'implante dans la trompe. Il est capable d'implanter son placenta dans la paroi de la trompe. Mais la trompe n'est pas capable de se dila-ter, de se distendre, comme le ferait l'utérus. D'où le danger de rupture d'une grossesse extra-utérine, et la nécessité d'intervenir pour éviter la mort par hémorragie de la mère et de l'enfant. Mais ce qui est remar-quable, c'est que l'embryon de deux mois, qui n'a jamais été dans l'utérus, qui s'est implanté dans la trompe, se développe normalement, et que l'on a pour la première fois vu bouger un être humain de deux mois lors d'une intervention chirurgicale. Depuis, avec les sonars - vous en avez vu un exemple ce matin dans le film du Dr Nathanson - on a vu l'enfant de moins de deux mois : il n'a pas deux centimètres et demi de taille, il est grand comme mon pouce,... c'est un véritable Tom-Pouce ! Et on l'a vu danser, jouer au trampoline, exactement comme il le fera cinq ou six ans, ou même dix ans plus tard ; mais on l'a vu le faire à l'âge de deux mois. On le voit aussi sucer son pouce, et on voit finalement ce monde merveilleux, en dehors du monde extérieur, un monde souterrain dans lequel de petits hommes minuscules mènent une vie d'aventure extraordinaire. Ce n'est pas pour rien que les grands-mères ont inventé l'histoire de Tom-Pouce. Ce n'est pas pour rien qu'elle est connue dans tous les folklores du monde. C'est parce que les femmes ont toujours su qu'il existait effectivement un mi-lieu souterrain dans lequel de petits hommes menaient une vie extraordi-naire, et que ce milieu-là, c'était justement le sein de la mère. L'histoire de Tom-Pouce est en fait une façon poétique de faire de l'histoire natu-relle et d'enseigner les enfants. Cette viabilité est même possible en dehors du tractus génital. Dans les grossesses abdominales, l'enfant s'implante non plus dans l'utérus, non plus dans la trompe, mais il est tombé dans la cavité abdo-minale. C'est extrêmement dangereux. Mais plusieurs enfants survivent. Chaque année, sur la planète, naît par césarienne un enfant qui a fait toute sa grossesse en dehors de l'utérus et qui naît normal. Ceci nous en-seigne que, pour développer ses facultés d'être, l'être humain n'a même pas besoin d'un utérus. Il a besoin d'une seule chose : c'est de la fourni-ture des fluides vitaux indispensables par un organisme adulte et de la même espèce. Alors, jusqu'à ce jour, nous n'avons jamais fabriqué de distribu-teurs artificiels de fluide. Les bébés en bouteille n'existent pas. Au bout de trois à quatre jours, il faut réimplanter l'embryon, car les milieux que nous savons faire ne sont pas suffisamment sophistiqués pour lui per-mettre de vivre. Mais je vous assure que si, un jour, il devient possible de voir tout le développement dans un milieu entièrement artificiel, donc véritablement l'hectogénèse dans une bouteille - je ne le souhaite pas, c'est peut-être impossible, je n'en sais rien... mais à supposer que cela soit possible - cela aurait au moins un intérêt : c'est que, si cette expé-rience était réalisée et que la bouteille dît : "Ce bébé m'appartient", eh bien ! personne ne croirait la bouteille !

4. Congélation

Il est possible d'utiliser cette vitalité extrême pour mettre l'organisme en quelque sorte en dehors du temps. Je ne crois pas que ce soit la même chose en allemand, mais dans toutes les langues latines, le temps et la température viennent du même mot, de la même racine. En biologie, c'est profondément vrai, car si nous abaissons la température, nous ralentissons progressivement le temps. Quand on refroidit des cel-lules, et qu'on les amène aussi près que possible du zéro absolu, la vibra-tion des molécules s'arrête, la vie est en quelque sorte suspendue... non pas vraiment la vie, mais l'écoulement du temps. On peut facilement congeler des spermatozoïdes, et, lorsque ils sont congelés, les conserver très longtemps. Vous savez que ceci est fort employé chez les animaux, et qu'on envoie des paillettes de sperme congelé d'un pays à l'autre, pour faire des fécondations à distance. Ceci a d'ailleurs même été utilisé sur une assez grande échelle chez les humains. Pendant la guerre de Corée, les G.I. envoyaient à leurs épouses restées aux Etats-Unis un petit flacon réfrigéré, et, en même temps, une bande magnétique pour leur trans-mettre verbalement toute leur affection. La femme américaine, par l'intermédiaire d'une seringue, mettait au monde des petits enfants légi-times... aux erreurs de flaconnages près, bien entendu. On parle aujourd'hui beaucoup de "mère porteuse". Ce mot est d'une prodigieuse stupidité. Car toutes les mères sont porteuses de leur enfant. Je n'ai jamais vu une mère qui n'ait pas porté son enfant. En réa-lité, quand on parle de "mère porteuse", on utilise un mot trompeur pour cacher la réalité. La femme qui est fécondée par le sperme d'un homme, par seringue interposée, et qui ensuite livre son enfant contre de l'argent, n'est pas une "mère porteuse", elle est tout simplement une mère ven-deuse. Je suis très étonné de voir qu'à notre époque, où l'on prétend avoir rompu tous les tabous, on insiste très lourdement sur le fait que l'insémination est faite avec une seringue - très curieuse pudibonderie - alors que ce qui est grave, c'est la vente de l'enfant. Quand à la réclame faite autour des banques de sperme, et dont vous avez certainement entendu parler - y compris de sélectionner des prix Nobel pour mettre leur semence dans des petites burettes - cela ne vaut pas la peine d'être discuté. Une seule remarque cependant : le prix Nobel est en général décerné à des personnes d'un certain âge ; et si j'étais un éleveur, je ne choisirais pas les reproducteurs passé l'âge de trente à quarante ans au plus.

5. Sélection douteuse

Et puis c'est très joli de prétendre sélectionner. Mais nous ne sommes jamais sûrs de ce que nous allons sélectionner. Je vous rappelle-rai l'histoire que vous connaissez probablement illustrant la difficulté de choisir le caractère, même si l'on a choisi le donneur. Cela se passait en Angleterre, il y a assez longtemps. Au cours d'un dîner, Bernard Shaw était à côté d'Isadora Duncan. Isadora Duncan était la plus belle dan-seuse de son époque, et Bernard Shaw avait cet esprit caustique que vous lui connaissez. Ravi par la présence de sa voisine, il fit un feu d'artifice d'esprit et, à la fin du dîner, séduite, Isadora Duncan lui dit en public tout de go : "Maître, il faut que vous me fassiez un enfant. Ce sera la merveille du monde. Je lui donnerai ma beauté, vous lui donnerez votre esprit". Et Bernard Shaw de la regarder en souriant et en disant : "Oui... mais si c'est le contraire ?" Bernard Shaw était en l'occurence un très bon généticien. Les qualités génétiques ne se transmettent pas en bloc. Nous avons chacun reçu une constellation absolument unique, qui fait que nous sommes des individus uniques, et donc irremplaçables. Nos qualités apparentes sont dues à l'accumulation de tous ces germes et non pas à un seul que l'éleveur pourrait sélectionner facilement. Il y a quand même une exception à cette idée d'arrêter le temps. Elle est très curieuse, nous n'en connaissons pas la raison. C'est qu'on peut parfaitement faire la même chose avec un embryon humain très jeune. Après la fécondation, on peut congeler l'embryon, le conserver et le réveiller. Mais on ne peut pas le faire avec un ovule. Quand on prend un ovule mûr, qu'on le congèle, et qu'on le dégèle, on n'obtient pas de fécondation. Nous n'en connaissons pas la raison. L'ovule est extrême-ment sensible, extrêmement instable, quand on le refroidit. Alors qu'il suffit qu'il soit fécondé, qu'il ait été fécondé deux heures avant pour que, brusquement, il soit résistant à la congélation. Cette épreuve expéri-mentale est quasiment une autre démonstration du changement d'état qui se produit quasi instantanément à la fécondation. Avant la féconda-tion, un oeuf ne peut pas être conservé. Après la fécondation, il a acquis une vitalité nouvelle tellement grande qu'il supporte la congélation.

6. Manipulations

Quelques-uns ont proposé, puisque nous savons maîtriser l'union de deux cellules, de jouer avec l'être humain. Je ne m'étendrai pas là-dessus, parce que je ne veux pas dépasser le temps de parole qu'on m'a donné. Simplement c'est vrai que, chez les animaux, on peut couper en deux un embryon, mettre les deux moitiés dans une zone pellucide et obtenir des jumeaux identiques. Ceci a été déjà réalisé chez les bovins, chez les ovins, chez les souris. Certains ont proposé de faire de même chez les hommes. Oh !, non pas pour fabriquer des hommes à la chaîne, non pas pour faire des clones, mais pour dire : "puisque ce sont de vrais jumeaux, nous allons en congeler un, pour le conserver au froid ; et l'autre, eh bien ! nous allons l'examiner. On va le laisser se développer un mois par exemple, on regardera ses chromosomes, ses réactions biochi-miques. Evidemment il en mourra. Mais s'il a surmonté les tests, alors on reprendra le jumeau conservé, le jumeau préservé, et on le réimplantera, en affirmant qu'on a un produit conforme." Outre que ceci entraînerait, pour des raisons expérimentales, la mort d'environ une quarantaine d'embryons pour permettre la survie d'un embryon en moyenne, je vou-drais dire très crûment que ce qui est peut-être suffisant pour les bovins, pour les veaux et les vaches, n'est probablement pas digne de mères et de leurs enfants. On a proposé aussi que l'embryon pourrait être implanté dans l'utérus d'une femme qui n'est pas la donneuse de l'ovule, qui n'est pas sa mère, et de faire une nourrice utérine. De cette façon par exemple, une femme qui ne peut pas avoir d'enfant, parce qu'elle n'a pas d'ovaires, adopterait in utero l'enfant d'une autre. Ou, plus générale-ment, une carriériste ou une porte-parole du M.L.F. pourrait ne pas in-terrompre son activité en faisant porter son enfant pas sa bonne immi-grée. Cette gestation par procuration soulève les réserves les plus pro-fondes. Elle romprait le dernier lien sûr entre les générations. En effet, quelles que soient les incertitudes de la passion, qui font que la paternité n'est pas nécessairement en conformité biologique avec l'aspect juri-dique, nous savions jusqu'à ce jour, que tant que le cordon ombilical n'est pas rompu, l'enfant qui vient de naître est celui de cette femme-là. C'était la seule certitude absolue. La gestation par procuration fera que même l'accouchement ne serait plus crédible. L'imagination de ceux qui veulent s'arroger le droit de manipuler les hommes les amène à dire : "mais puisque nous savons manipuler les embryons expérimentalement chez la souris, pourquoi ne pas le faire chez l'homme ?" On peut, effectivement, chez la souris, prendre deux embryons différents et les insérer dans le même sac, dans la même zone pellucide, et obtenir une souris chimérique. On a même réussi à obtenir des souris à partir de trois embryons différents. On ne l'a jamais pu à partir de quatre, de cinq ou de six. On a pourtant essayé. Il semble que la mise en place de l'individu ne peut pas contenir plus de trois lignées cellulaires, comme si l'individuation, la construction de l'individu, passe par un stade au cours duquel trois cellules primordiales coopèrent pour décider ensemble : "nous construisons un être humain, et non pas une bouillie de cellules humaines". Or, dans le processus naturel, après la fé-condation, l'oeuf fécondé se divise en deux cellules. Puis, l'une des cel-lules se divise en deux autres, et tout être humain passe par un stade ter-naire de trois cellules ; c'est probablement à ce moment que se trouve enclenchée l'individuation au sens embryologique du terme. C'est dire le non-sens total de ces querelles sur le début de l'être humain (selon les uns, il débuterait à la nidation, selon les autres au mo-ment où le coeur bat, selon d'autres encore au moment où le cerveau fonctionne, c'est-à-dire six jours, dix-sept jours, vingt-et-un jours, qua-rante-cinq jours). Nous savons, par ces expérimentations - qui ne sont pas contestables car elles n'ont pas été faites pour obtenir cette connais-sance - que toute la formation est au moment de la fécondation et que la fabrication de l'individu commence au stade de trois cellules, c'est-à-dire quelques heures après la pénétration des spermatozoïdes. Alors, même si on ne peut mélanger que trois lignées, supposez que nous sachions sélectionner l'embryon d'un athlète, l'embryon d'un artiste et l'embryon d'un scientifique, qu'on les mélange dans la même zone pellucide, ça ferait tout de même un homme extraordinaire. D'abord cela ne marcherait peut-être pas, mais même à supposer que cela marche, on se retrouverait devant le dilemme de Bernard Shaw. Parce qu'il serait très possible que la mosaïque chimérique ait en fait les qualités athlétiques d'un théoricien, les attributs artistiques d'un fort des halles ou les dispositions scientifiques d'un joueur d'orgue ; et le résultat serait dramatique. De telles fictions ne sont pas du domaine de la science. Ce sont très exactement des contes pour grands enfants peu sages. Ceux qui vous disent que nous allons manipuler l'être humain pour faire des sur-hommes sont tout simplement des naïfs. Car pour fabriquer des hommes plus sages que nous le sommes, il faudrait que nous soyons déjà plus sages que ces hommes-là. Et cela, par définition, ce n'est pas possible.

7. Choix du sexe

Il reste deux choses que je voudrais évoquer : tout d'abord l'impossibilité de choix du sexe. Vous savez, comme l'a dit Browns : en passant de la contraception toxique à la fécondation extracorporelle, nous sommes allés from sex without babys to babys without sex. C'est-à-dire l'amour sans faire d'enfants pour finalement faire des enfants sans faire l'amour. Mais ce qui continue à intéresser les gens, c'est le sexe de l'enfant. Le roi veut un fils en premier. Le bourgeois veut un fils en premier. Et la militante du M.L.F. veut elle aussi un fils en premier. Si on laissait faire les gens, si on savait choisir le sexe des enfants, la catastrophe la plus abominable s'abattrait sur l'humanité technologique : une génération composée de soixante-quinze à quatre-vingt pour cent de garçons. C'est une catastrophe abominable qui n'est jamais arrivée. La civilisation se retransmet d'abord par les femmes. Un pays qui perd ses femmes, même s'il fabrique des enfants artificiels, a perdu le moyen de retransmettre son âme. Heureusement, ce serait tellement grave que les gouvernements ne pourront pas laisser faire. On construira d'énormes ordinateurs de la démographie programmée. Chacun aura droit à une petite fiche où il inscrira son choix. On mettra la fiche dans l'ordinateur, et l'ordinateur utilisera un algorithme merveilleusement calculé, qui permettra de ne pas donner toujours une fille à ceux qui désirent une fille, parce que ce serait injuste que ceux-là aient toujours leur choix satisfait ; de ne pas toujours donner une fille à ceux qui désirent un garçon, parce que se serait injuste que leur choix ne soit jamais satisfait ; et finalement de calculer ce qui satisfera le plus de gens en mécontentant le moins de gens possible. L'algorithme est très lourd ; il se résume très simplement : vous prenez une pièce de monnaie et vous tirez à pile ou face, comme auparavant. Ceci n'est pas une plaisanterie. Les hommes lorsqu'ils s'arrogent un pouvoir qui dépasse leur sagesse, sont obligés d'inventer des garde-fous qui les retiennent de leur folie. Nous y parvenons pour l'instant avec l'énergie atomique. L'ingéniosité qui est utilisée à l'heure actuelle pour empêcher les bombes atomiques d'exploser est plus grande que l'ingéniosité qui a été déployée pour faire exploser la première bombe atomique. Espérons simplement que cette ingéniosité durera. Je voudrais finir par une question. Pourquoi est-ce que la fécondation extracorporelle est si fascinante ? pourquoi est-ce qu'on en parle dans les journaux ? Pour une raison profonde, simple, élémentaire. C'est parce que chacun sait qu'il s'agit d'êtres humains. Quand on fait de la fécondation extracorporelle sur les boeufs, sur les moutons, sur les souris, ça ne fait pas la une des journaux. Pourquoi ? Parce que ce sont des animaux. Mais quand on le fait sur des hommes, c'est vrai que les mass-media réagissent tout de suite, parce qu'ils savent - confusément, alors qu'ils disent le contraire - que ça touchera au plus profond ceux qui les liront et qui les écouteront. Pourquoi ? Parce que ceux qui les liront et qui les écouteront sont aussi des êtres humains.

8. Huxley et Goethe prophètes

Il y a deux personnes qui ont vu cela bien avant nous et qui l'ont écrit dans des termes plus importants que ceux que peut employer un généticien comme moi. Je crois qu'il est bon de réfléchir à ce qu'ils ont dit. Le plus récent c'est Aldous Huxley. Cela fait cinquante ans. Dans "Le meilleur des mondes, Brave New World", il a inventé des usines à fabriquer des générations futures et à fabriquer des clones spécifiques, de sous-prolétariat, de super-dirigeants et ainsi de suite. Mais ce n'est pas l'enseignement le plus important de son livre. Il a dit une chose qu'aucun scientifique n'aurait découverte, mais qu'un poète comme lui a vue, et qui est redoutable. Il nous dit que dans ce "Meilleur des mondes", il y a une chose qu'on a été malgré tout obligé d'enlever de la littérature anglaise. Même si, dans ce meilleur des mondes, tous les tabous sont supprimés, même si toutes les obscénités y sont non seulement permises mais aussi enseignées d'autorité aux enfants - et notre monde moderne s'en rapproche dangeureusement - eh bien ! l'on a dû réécrire tout le livre, car il y avait un mot imprononçable, qu'on n'avait même pas le droit d'écrire et qu'il fallait absolument remplacer par trois points de suspension : c'est le mot "Mère, Mother". Que la maternité soit devenue dans cette société l'obscénité par excellence, c'est vraiment le retournement complet des valeurs. Il est bon que ce soit un écrivain de la taille d'Aldous Huxley qui nous ait dit cela il y a cinquante ans : "Si vous jouez avec les petits hommes, vous inverserez toutes les valeurs morales et vous direz que la maternité est la seule chose obscène qui persiste sur la planète". L'autre, bien antérieur, a vu encore beaucoup plus loin. L'autre, c'est Wolfgang Goethe. Cent cinquante ans auparavant, il a décrit dans la tragédie que tout le monde connaît, Marguerite, enceinte, abandonnée par le docteur Faust ; c'est l'amour avorté. Mais c'est dans le second Faust, celui qu'on ne lit pas souvent, qu'il s'est élevé à une vue qui nous intéresse, nous, aujourd'hui. En effet, après son pacte avec Méphistophélès, après la mort de Marguerite, Faust revient. Il retourne dans sa maison avec son diabolique compagnon. Il retrouve à sa place son ancien élève le docteur Wagner, qui est en train de fabriquer un homuncule dans une bouteille. Il fait une fécondation extracorporelle, un bébé-éprouvette. Et même Méphisto trouve cela "verteufelt gefährlich". Le bébé-éprouvette sort de la fiole, salue Méphisto en lui disant : "Bonjour mon cousin !" et vient voleter autour de la tête du docteur Faust. C'est là, guidé par ce bébé imaginaire, que Faust invente son amour impossible avec Hélène de Troie. Qu'il a un enfant imaginaire, Euphorion, qui tombe du ciel comme Icare. Mais le plus profond, c'est la fin du drame. Lorsque, avec la magie de Méphistophélès, Faust a fait surgir une société moderne, exclusivement technique, rationaliste, sociologique, technologique, il donne ses deux derniers ordres : il dit à Méphisto : "Fais taire la cloche de cette petite chapelle, la seule qui sonne encore dans mon empire", et il dit : "Déplace la cabane, celle où vivent encore Philémon et Baucis, les parents bons de l'amour humain, pour qu'on puisse agrandir le canal majestueux par où afflue la richesse". Quand Faust revient, que le silence s'appesantit, qu'il a effectivement brûlé les deux vieux amoureux dans leur cabane, quand les derniers vestiges de l'amour divin et de l'amour humain sont enfin détruits par la technologie, alors, "die Sorge", le souci, rentre dans le coeur du docteur, et c'est la fin du drame. Voyez-vous, les grands auteurs ne font pas la science. Mais il la voient venir, ils la sentent venir et fabriquer artificiellement des êtres humains in vitro. N'est-ce pas la tentation la plus faustienne ? Celle de dire finalement : "J'ai fait l'homme à mon image, je peux donc maintenant prétendre, puisque c'est moi qui l'ai fait, qu'il n'a pas été fait à l'image de Dieu". Les discussions les plus adroites n'y changeront rien. Vous verrez dans tous les pays du monde les comités d'éthique éructer leurs oracles contradictoires sans exorciser le souci : la technologie est cumulative, la sagesse ne l'est pas. Alors, qu'est-ce qu'il nous reste ? Il nous reste la morale. Elle est très simple en vérité. Elle tient dans une seule phrase : celle qui juge définitivement, celle qui est le jugement dernier : ""Ce que vous avez fait aux plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait". Si les hommes de notre génération ne perdent pas de vue ce seul mot de la sagesse éternelle, alors je vous assure que la technologie de reproduction n'est pas dangereuse. Mais s'ils l'oublient, alors là, vous auriez lieu de craindre la biologie dénaturée.

Jérôme Lejeune

Le Professeur Jérôme Lejeune interviewé lors du Congrès de la Société Suisse de Bioéthique au CHUV, à Lausanne, par Denis Fradkof. Quelques extraits de l'entretien introduit par Marie-Claude Leburgue, responsable de l'émission Du côté de la Vie, dimanche 18 janvier 1987.

9. Musique humaine

.. "Médecin, je suis professeur de génétique fondamentale à l'Université René-Descartes, à Paris, et à l'Hôpital des Enfants Malades. Mon métier est de m'occuper de tous les enfants qui n'ont pas reçu un patrimoine héréditaire équitable, c'est-à-dire ceux qui sont malvenus, mal formés, mal aimés, mal faits, c'est ça mes petits patients." J'essaie de leur apporter ce que la technique peut aujourd'hui leur procurer, j'essaie "d'être à leur service et au service de leurs parents"... Bien sûr, "il ne faut pas prétendre que la technique peut tout. Notre métier à nous médecins est d'essayer de rendre la santé à ceux qui en ont été privés soit par une erreur de la nature - ce sont les maladies génétiques - soit par un acci-dent - c'est l'ensemble des maladies. Et toute la dignité de notre art est d'essayer de leur redonner cette "égalité" devant la vie... qui est la dignité aussi de toute société, puisque le niveau d'une civilisation se mesure au respect et aux soins qu'elle porte aux plus faibles et aux plus démunis de ses membres... ça ne se mesure pas en réfrigérateurs, en télévisions, en machines à laver, en automobiles ou en avions... La médecine est l'un des artisans de la civilisation." Or,... "avec les progrès de la connaissance fon-damentale et de la puissance technique, nous assistons à un phénomène paradoxal : la notion se répand que nous ne savons plus rien sur ce qu'est un être humain. C'est tout à fait étrange : on voit une sorte de chape d'ignorance être progressivement appliquée sur une population, alors que notre connaissance augmente chaque jour et que nous savons de plus en plus ce qu'est un être humain. En deux mots, je vous l'explique ; j'essaie de ne pas être trop pé-dant, mais on est bien obligé d'entrer dans le détail. Vous êtes en train d'enregistrer sur un magnétophone. Vous allez enregistrer sur une bande magnétique de tout petits changements d'aimantation qui vont correspondre aux vibrations de votre micro, qui seront transférées en impulsions électriques. Mais quand vous allez re-jouer cette bande dans un magnétophone en état de marche, vous allez entendre ce que je suis en train de vous dire ; mais moi, je ne serai pas dans votre magnétophone. Autrement dit, vous avez transféré un signal sur une petite bande et ce signal a une signification telle que s'il est re-traduit correctement, vous récupérez le discours que je suis en train de vous tenir. Eh bien ! C'est exactement comme ça que se transmet la vie, à la différence près que c'est bien plus qu'un discours, c'est une symphonie, c'est une merveilleuse musique. Et cette musique est inscrite sur une bande bien plus fine que celle de votre magnétophone : c'est la longue molécule d'ADN. Et si le code selon lequel on a enregistré cette infor-mation sur cette molécule est correct, si ce qu'on a enregistré est très exactement le code humain, aussitôt qu'une machine, à vrai dire un oeuf fécondé, va se mettre à lire ce message - comme votre magnétophone re-lira la bande magnétique qu'on enregistre en ce moment - à ce moment-là la symphonie humaine va commencer ses premières mesures. Même s'il faut des mois - neuf en moyenne - pour que l'être humain sorte de son abri maternel, le spécialiste sait dès la première mesure que c'est une musique humaine. Mais ce n'est pas mystérieux. Quand vous faites en-tendre à un mélomane une bande magnétique où il y a une symphonie enregistrée, si c'est du Mozart, à la première ou à la deuxième mesure, il sait que c'est du Mozart, à la troisième il vous dit : c'est tel opus. Et si vous la faites entendre à quelqu'un qui n'a jamais entendu cette oeuvre, il va falloir qu'il l'entende jusqu'à la fin "pour qu'il la connaisse." Eh bien ! C'est pareil avec l'évolution de l'être humain, depuis sa conception jusqu'à son extrême vieillesse. Il y a des spécialistes qui, dès que la nature humaine s'exprime, savent : c'est un être humain ! Ce sont les généticiens, il n'y a pas de mérite à cela, c'est notre métier. Nous sommes, si vous voulez, les mélomanes de la vie". Le Professeur Jérôme Lejeune précise : "Vous avez parfaitement raison quand vous dites que vous, journaliste, vous pouvez choisir votre invité et ne pas faire parler un autre. Et, bien sûr, c'est votre droit le plus strict. Mais lorsque vous parlez de petits êtres humains, d'êtres très jeunes, celui que vous allez refuser, ce n'est pas que vous n'allez pas lui laisser la parole : vous allez lui interdire de s'exprimer, c'est-à-dire lui interdire de vivre, c'est-à-dire que vous allez le tuer. C'est beaucoup plus grave que la décision des mass media qui peut-être ne choisiront pas toujours le bon interprète... C'est pourquoi vous avez tout à fait raison de dire : mais vous biologistes, est-ce que vous pouvez vous arroger le droit de juger entre les hommes et de dire : cet homme-là, qu'on l'élimine, ou au contraire, celui-là, qu'on le protège ? Eh bien ! Je vous réponds très précisément : nous, biologistes, nous n'avons pas ce droit, pour une raison très simple, c'est qu'aucun homme au monde n'a ce droit. Si une société s'arroge le droit d'éliminer certains de ses représentants, cette société n'est plus civilisée. Rappelez-vous, c'est arrivé pas très loin d'ici, de l'autre côté de la frontière, vers le nord et il n'y a pas très longtemps, où l'on a décrété par la loi que certains êtres n'étaient plus respectables et on les a tués. Et quand on parle d'êtres jeunes, on risque de faire la même chose."

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