LE REDRESSEMENT POLITIQUE DE L'OCCIDENT

Mon Révérend Père,

Messieurs les Ecclésiastiques,

Mesdames, Messieurs, mes chers amis,

Permettez-moi, je le dois, je crois, d'adresser d'abord un mot à Eric de Saventhem, que vous connaissez bien, depuis des années. Vous lui êtes reconnaissants, entre autres qualités, de la sagesse, de la modération, de la mesure qu'il apporte (avec la plus grande fermeté) dans la direction de l'UNA VOCE internationale. Mais cette sagesse, cette modération, cette mesure ne lui sont pas naturelles, elles sont chez lui le résultat d'un violent effort, et vous avez vu son naturel apparaître aujourd'hui dans le manque de modération et l'hyperbole des compliments qu'il m'a adressés. Entre lui et moi, l'admiration c'est de moi à lui, mais l'affection est entièrement partagée.

POLITIQUE ET BIEN COMMUN

Je suis là ce matin pour vous parler de politique, pour que nous essayions ensemble de réfléchir à des problèmes politiques. je ne vais pas, bien entendu, vous parler de politique nationale. je ne viens pas vous parler de politique suisse, ce serait le comble de l'indiscrétion. La Suisse, avec son admirable hospitalité intellectuelle, si elle invite des troubadours venus de France, ce n'est pas pour que ces troubadours s'occupent des affaires qui sont les vôtres, citoyens suisses. je ne viens pas non plus vous apporter en exemple l'actuelle politique française, je n'aurais pas beaucoup de bien à vous en dire ; ce que j'ai à en dire, permettez que je le dise en France.

D'autre part "politique" n'est pas toujours très bien vu, il y a des termes comme celui-ci qui peuvent prendre un sens péjoratif : "pas de politique ici ! Ce sont de ces termes qui ont une valeur dépréciative à certains moments dans l'intention de celui qui les prononce, et qui sont reçus avec une portée réprobatrice par celui qui les entend. Mais cela arrive à beaucoup d'autres vocables, par exemple quand on dit couramment : "ce film, c'est un film commercial", ce n'est pas son éloge qu'on entend faire, encore que le commerce en soi demeure une activité parfaitement licite et nécessaire à la vie en société. Bien entendu il peut y avoir dans toute activité humaine des formes dégénérées et malhonnêtes. Il peut y avoir une politique - nous disons chez nous, je ne sais si vous le dites aussi - la "politique politicienne". Si l'on s'en tenait au sens des mots, ce qu'on demande à la politique, c'est d'être politicienne, c'est de s'occuper de politique. Mais la "politique politicienne", la politique en un sens péjoratif, c'est finalement cette forme de politique qui, le disant ou ne le disant pas, le sachant ou peut-être ne le sachant qu'à moitié, a pour règle et pour finalité la conquête et la conservation du pouvoir. Et quand on envisage la carrière politique d'un homme d'État, les magazines ont tendance à la représenter sous l'aspect de la conquête du pouvoir et de sa conservation.

Tandis que la politique telle qu'elle doit être, c'est l'art et la science du service du bien commun. Le "bien commun" c'est une expression que nous avons beaucoup employée, ou plutôt que notre civilisation a beaucoup employée et qui tend à disparaître aujourd'hui des discours officiels, temporels ou spirituels. Quand nous disons "bien commun", nous parlons de manière résumée, nous entendons ordinairement le bien commun temporel de la communauté nationale, qui occupe une place particulièrement importante dans la vie civile. Mais nous devrions toujours préciser de quel bien commun il s'agit. Il y a aussi un bien commun spirituel et un bien commun surnaturel. Et puis cette manière de parler nous ferait oublier que la vie temporelle comporte une hiérarchie de biens communs. Des biens communs multiples, hiérarchisés, soumis les uns aux autres. Il y a un bien commun temporel de chaque famille, il y a un bien commun temporel de la commune, il y a un bien commun temporel du canton même si ce terme n'a pas exactement la même signification d'un côté ou de l'autre de la frontière franco-suisse. Il y a le bien commun temporel d'une entreprise, il y a le bien commun de la nation, il y a le bien commun temporel du genre humain, dont je ne vais pas spécialement vous parler aujourd'hui, mais dont je vous indique au passage - puisque nous cherchons à nous remémorer quelques points de repères pour une réflexion politique - qu'il est la conversation et la transmission de la loi naturelle ou décalogue et des conditions qui favorisent sa conservation, son application et sa transmission.

CIVILISATION OCCIDENTALE

Si j'ai accepté de vous parler ce matin du redressement politique de l'Occident, c'est parce qu'il est supposé implicitement qu'il y a un bien commun de l'Occident. Et s'il y a un bien commun de l'Occident, c'est parce qu'il est supposé implicitement, et nous allons essayer que ce soit plus explicite, qu'il y a une existence de l'Occident, en tant que tel. Et qu'est-ce donc ? Avant tout, cela se présente à nous comme une notion extrêmement attaquée. Quand on parle encore de civilisation occidentale, c'est généralement pour en dire du mal. C'est généralement pour nous dire que cette civilisation a ses limites, limites tellement étroites d'ailleurs qu'elles finiraient par l'étouffer complètement. C'est pour nous dire que précisément notre siècle voit arriver à l'indépendance, à la maturité, au poids politique des peuples qui ne sont pas des peuples occidentaux et qu'il faudrait que nous nous débarrassions de notre mentalité d'Occidentaux.

Je remarque au passage que les peuples d'Afrique ou d'Asie qui sur la scène internationale ont pris un poids politique constatable, l'ont pris à la mesure de leur occidentalisation, pour le meilleur ou pour le pire. Ce n'est ni un éloge ni une critique, c'est une simple constatation qui est comme en creux un reflet de ce qui reste de la vocation de l'Occident quelle que soit la vigueur ou la débilité de leur culture propre, ce n'est pas par une renaissance spécifique de leur civilisation et de leur culture que les peuples d'Asie et d'Afrique prennent actuellement un poids nouveau sur la scène du monde ; c'est à la mesure de leur imitation de l'Occident, de leur adoption de la technologie de l'Occident, de leur adoption de méthodes de despotisme nouveau qui ne sont pas leur despotisme traditionnel - encore que quelquefois ils le conservent - mais qui sont les techniques de despotisme inventées par l'Occident.

Jamais l'Occident n'a été autant au goût du jour. Ce terme d'Occident lui-même vient je pense du partage de l'Empire romain en Empire d'Occident et en Empire d'Orient, encore que l'Empire d'Occident n'ait pas beaucoup duré et que ce titre d'Empereur d'Occident repris par Charlemagne n'ait pas fait longue carrière dans l'histoire.

Mais nous ne sommes pas seulement les héritiers de l'Empire romain d'Occident, et si le titre d'Empereur d'Occident, à ma connaissance, n'est plus porté nulle part, le titre de Patriarche d'Occident est toujours en vigueur : c'est notre Saint-Père le Pape, évêque de Rome, Vicaire de Jésus-Christ, Pontife Suprême, qui est Patriarche d'Occident. je pense que si l'on voulait définir l'Occident sans donner à cette notion des limites géographiques trop précises, et surtout trop définitives, parce qu'il s'agit davantage d'un esprit que d'une frontière ou d'une institution, je pense qu'il faudrait dire que les peuples d'Occident sont ceux qui ont été évangélisés par l'Église latine ou Église d'Occident.

L'Église universelle comporte l'Église d'Orient ou Église grecque, et l'Église d'Occident ou Église latine. Quand nous nous tournons vers ces témoins de la foi que sont les Pères de l'Église, c'est-à-dire les principaux écrivains ecclésiastiques recommandables par la doctrine de leurs écrits et par la sainteté de leur vie, qui ont écrit à peu près jusqu'au huitième siècle, nous disons qu'il y a - et d'abord d'après la langue dans laquelle ils ont écrit les Pères latins et les Pères grecs, les Pères de l'Église latine et les Pères de l'Église grecque, les quatre grands docteurs qui viennent en tête des docteurs de l'Église latine et les quatre grands docteurs de l'Église grecque. Sans doute, il y a eu souvent et il y a encore en Occident des érudits qui lisent directement dans le texte les Pères grecs, des érudits ou des moines - et quand je dis "ou", mon Père, c'est sans intention discriminative ! Mais nous autres, Occidentaux, notre caractéristique est bien latine : ce que nous avons reçu des Pères grecs, - car ils sont Pères de l'Église universelle, de l'Église catholique, saint Jean Chrysostome, saint Athanase, saint Basile, Saint Grégoire de Naziance, - en général nous l'avons reçu, si nous ne sommes pas spécialistes des sciences ecclésiastiques ou des antiquités historiques, à travers les Latins. Et pour nous limiter à un seul : à travers saint Thomas d'Aquin, qui a hérité de la sagesse de tous les docteurs et Pères de l'Église y compris les Grecs, et que d'ailleurs lui-même lisait déjà en traduction latine.

Et cela était déjà vrai au temporel : nous sommes effectivement et nous tenons à honneur d'être fils de l'art et de la sagesse de la civilisation grecque. Mais la civilisation grecque nous est normalement, habituellement venue, à nous Occidentaux, à travers la civilisation romaine. Les choses se sont passées ainsi. Et notre sœur orientale, l'Église grecque, la vénérable Église d'Orient n'en demeure pas moins vénérée dans nos cœurs.

Et nous n'en sommes pas moins élèves aussi, bien sûr, des Pères grecs, mais je crois que nous pouvons constater sans en tirer vanité, car tout cela n'est pas de nous, que s'il n'y a pas de différences de sainteté entre l'Église d'Orient et l'Église latine - d'ailleurs ce n'est pas nous qui sommes juges de la sainteté - ce qui a été donné à l'Église latine et qui ne semble pas avoir été donné à l'Église d'Orient, c'est une efficacité temporelle. C'est l'Église latine qui a créé la chrétienté, une chrétienté durable. C'est l'Église latine qui a créé la civilisation chrétienne. C'est l'Église latine qui a créé la civilisation occidentale. Et bien sûr je n'entends pas suggérer par là que le christianisme se limiterait à la civilisation chrétienne et que la civilisation chrétienne se limiterait à la civilisation occidentale. On nous a assez reproché cette erreur pour que nous n'y tombions pas. Mais on nous l'a reprochée tout à fait unitéralement, c'est-à-dire en omettant de remarquer que la civilisation occidentale, de toutes les civilisations qui ont existé, est celle qui s'éloigne le moins ou qui réalise le mieux une civilisation chrétienne. Et que la civilisation chrétienne, la civilisation chrétienne d'Occident, si elle n'enferme pas en quelque sorte en elle-même toutes les virtualités même temporelles du christianisme, est la civilisation qui coïncide le mieux ou le moins mal et de très loin avec ce que nous demande le christianisme. Et donc l'Occident, ce sont ces Peuples qui ont été évangélisés et élevés par l'Église latine, et qui en ont gardé ce qu'ils ont pu. Actuellement, ils méconnaissent cet héritage.

Mais nous pouvons parler d'Occident, parce qu'enfin le pape est toujours Patriarche d'Occident, et parce que des papes, notamment Pie XII, nous ont parlés de l'Occident. S'il y a parmi vous des étudiants qui recherchent des sujets de thèses ou de mémoires, il pourrait être non dénué d'intérêt d'étudier par exemple "la notion d'Occident dans l'oeuvre de Pie XII", avec naturellement ce critère qui intervient très souvent dans l'œuvre de Pie XII : ce qu'il appelle "les vraies valeurs de l'Occident". Car aussi l'Occident, d'un point de vue tout à fait phénoménologique, c'est ce qui a dominé le monde, avant de devenir, comme aujourd'hui, ce que le monde entier jalouse et imité. Et si nous nous sommes proposés de réfléchir ce matin à un redressement politique de l'Occident c'est parce que nous insinuons implicitement qu'il y a eu un affaiblissement politique de l'Occident ou peut-être même un effondrement en Occident.

L'OCCIDENT ET LE COMMUNISME

Le premier regard que je vous propose de jeter sur ce qui rend nécessaire le redressement politique de l'Occident est un regard au ras de la situation, telle qu'elle se présente dans l'événement historique et quotidien. L'Occident est contrebattu spécialement depuis 1917. Depuis 1917 l'Occident recule chaque jour devant l'extension d'une domination qui est communiste, qui est socialiste, et qui à partir de ce point séminal de 1917 n'a cessé de grandir. je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas eu de causes de décadence antérieurement, nous les aborderons tout à l'heure, mais je veux dire que de manière visible, tangible, phénoménologique comme on dit, l'Occident recule devant le communisme. Dans ses discours Pie XII lui-même, quand il parle de l'Occident, c'est par distinction d'avec l'extension du monde communiste et de la domination communiste. Et ce recul a eu pour occasion la première et la seconde guerre dites mondiales, qui furent surtout des guerres occidentales.

Il est facile et peut-être faux de dire que l'Occident s'est divisé dans deux guerres, tout le monde étant également responsable ou coupable de ces guerres. je n'entre pas dans cette recherche-là, mais quel que soit le partage des responsabilités il est certain que ces deux guerres ont été une catastrophe. Il est certain d'autre part qu'elles ont été un châtiment. Nous savons que les guerres lorsqu'elles éclatent, par la faute des hommes et selon des causes que l'on peut discerner, sont d'abord et en définitive un châtiment de Dieu. Nous savons que la guerre est un mal. Et ceux d'entre nous qui sont assez âgés pour l'avoir entendu n'oublieront jamais ce cri de Pie XII en 1939 que nous pouvons mieux comprendre aujourd'hui, cri que l'on a entendu mais qui n'a pas tellement surmonté les ardeurs passionnées et belliqueuses de l'époque : "Sans la guerre tout peut être sauvé, avec la guerre tout risque d'être perdu".

Le rôle joué par la seconde guerre mondiale dans l'effondrement de l'Occident est considérable. L'effondrement politique de l'Occident c'est d'abord que la seconde guerre mondiale ait eu lieu. Et c'est ensuite l'erreur monumentale des démocraties occidentales, erreur dont elles ne sont pas encore revenues, erreur radicale, mortelle, dont politiquement l'Occident continue à mourir jour après jour et qu'il est difficile d'aborder en face tellement la mythologie imaginaire des démocraties occidentales et leur vocabulaire sont implantés jusque dans notre vie intérieure. Mais pour le faire il arrive que quelquefois une aide, un secours providentiels nous soient donnés. La Porte qui s'ouvre là c'est So1jénitsyne, grâce à son génie, grâce aussi au fait, l'un n'empêche pas l'autre, que les démocraties occidentales ont d'abord pris Soljénitsyne pour un communiste. C'est pour cela qu'elles l'ont accueilli si fort, elles l'ont pris pour un communiste à visage humain et même d'abord pour un communiste même sans visage humain, puisque le début de la renommée de Soljénitsyne en Occident c'est que KROUTCHEV avait autorisé et recommandé le premier livre qu'on ait publié de lui. C'est sans doute grâce à son génie, mais c'est aussi à cause de cette erreur dont l'intelligentsia de gauche n'est pas encore revenue complètement, après tant d'années, de prendre So1jénitsyne pour un communiste dissident, à peine dissident ou tout à fait dissident. Alors toutes les portes des médias lui ont été ouvertes. Et beaucoup ne se sont pas encore aperçus que So1jénitsyne, à la manière russe puisque c'est un Russe, est un traditionaliste, un intégriste, un réactionnaire, un homme de bon sens ! de bon sens génial.

Et So1jénitsyne a dit ceci entre beaucoup d'autres choses : le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que l'hitlérisme. Et il l'a dit non pas comme une boutade, comme une modification occasionnelle, mais comme une vérité vraie depuis le début, c'est-à-dire depuis 1941. So1jénitsyne ne reproche pas aux démocraties occidentales d'avoir trouvé un allié contre l'Allemagne hitlérienne, mais il leur reproche d'avoir à cette occasion fait de l'URSS ce qu'ils en ont fait, c'est-à-dire de l'avoir considérée finalement pour la première fois dans l'histoire de l'URSS comme un partenaire convenable, normal, avec qui l'on peut converser. Admirable même. Recommandable comme un partenaire exprimant même la conscience universelle puisque les Soviétiques seront juges au procès de Nuremberg. Il leur a reproché d'avoir pratiqué cette alliance de manière telle que l'URSS a pu s'en servir pour renforcer sa domination sur des peuples qui n'en voulaient pas. Qu'est-ce que les démocraties occidentales dans leur conscience vivent depuis 1941 ? C'est que l'hitlérisme, le fascisme, l'impérialisme, le colonialisme sont le pire indépassable, et qu'à tout instant de la guerre passée ou de la vie politique présente, contre le pire il faut s'allier avec tous les autres, y compris le communisme. C'est là-dessus qu'a été bâtie l'ONU, c'est là-dessus que sont bâties les relations internationales.

Sans doute, spécialement en Europe, plusieurs familles, plusieurs peuples ont des raisons d'avoir gardé un mauvais souvenir de la domination allemande et un mauvais souvenir de l'hitlérisme, ce n'es pas, et spécialement chez les chrétiens, une arrière-pensée d'atténuation, de réhabilitation de l'hitlérisme qui nous fait parler et qui peut faire parler So1jénitsyne, mais c'est la réalité.

Le communisme est-il intrinsèquement pervers ? Le communisme est-il le pire indépassable ? Le communisme est-il le plus grand danger ?

Je vous ai rappelé la définition classique de la politique qui est le service du bien commun temporel, l'art" et la "science" de ce service. Et quand on se place du côté de la "science", on conçoit, et on a raison, tout ce qui fait l'équilibre d'une société dans la justice, dans la tranquillité de l'ordre, en sachant que cela ne se fait pas en un jour, qu'il y a toujours à modifier les choses plus ou moins pour les conformer à la justice. Mais il y a une partie du bien commun qui nous presse avec urgence, c'est ce qu'on peut appeler le salut public, c'est la survie. Ce n'est pas le tout du bien commun, mais c'est la survie. Toujours dans la vie temporelle il y a de ces urgences : dans'le village, quand le voisin a sa maison qui brûle, tout le monde fait la chaîne pour l'éteindre, même si c'était l'heure de faire la prière du matin ou d'aller à la messe, ou si c'est l'heure pour le boulanger de faire cuire le pain. Cela ne veut pas dire qu'on ne veut plus ni de pain matériel ni de pain spirituel, c'est qu'il y a l'urgence du salut public. Et l'art" et la "science" du service du bien commun doivent considérer que l'Occident a en face de lui aujourd'hui non Pas un chapitre supplémentaire dans l'étude des philosophies modernes, que, l'on étudiera à sa place ; non, il y a l'urgence d'une domination qui s'étend sur le monde alors que pour de multiples raisons et parfois même sans raison ceux qui gouvernent notre politique et nos mass-media, ou ne nous en parlent pas, ou nous désinforment.

COMMUNISME ET CHRÉTIENTÉ

Je ne vais pas vous dire ce matin ce qu'est le communisme, d'ailleurs la plupart de vous le savent, mais le savez-vous assez, le savez-vous exactement ? L'Occident a toujours su ce qu'était le communisme, et a toujours tourné le dos à ce savoir. So1jénitsyne, quand il est arrivé en Occident, nous a d'abord dit : "Vous savez, des phénomènes comme le goulag, il faut trente ans pour qu'on arrive à le savoir dans les autres pays". Et puis il est allé en Amérique où les bibliothèques sont très bien faites, et il a constaté lui-même que tout avait été dit. Pas toujours avec le génie propre de So1jénitsyne, mais tout avait été dit. Tout ce qu'on a besoin de savoir sur le communisme aujourd'hui, je vous le garantis, je peux vous le donner à savoir en me limitant à une bibliographie antérieure à 1939. Vous me voyez venir, avec principalement l'encyclique Divini Redemptoris de 1937, sur le communisme. On a toujours su. Et on s'est heurté, chez les gens de bonne volonté, à cette facilité : c'est qu'ils croient savoir. "Le communisme, on est contre ! "Mais non. Car le communisme est la forme la plus perfectionnée du mensonge, c'est le mensonge institutionnalisé, et ça ne sert à rien de dire qu'on est contre le mensonge si on ne sait pas en quoi le mensonge consiste, et quelle est sa méthode, et quels sont ses pièges. Il y a un désarmement intellectuel et spirituel de l'Occident en face du communisme. Et il est vrai que c'est horrible, et il est vrai que c'est inquiétant. Voyez les mille formes de pénétration du communisme dans les pays dits libres, qu'on dit à juste raison libres. Quand on parle des "pays libres", on ne veut pas dire ou on ne devrait pas vouloir dire qu'ils sont un exemple magnifique de la vraie liberté, non, il y aurait beaucoup à dire sur ce chapitre. Mais on a raison de dire qu'ils sont libres en ce sens qu'ils sont encore libres de la domination communiste. Il y a bien entendu à la racine de la méconnaissance du communisme une lâcheté spirituelle et une cécité spirituelle.

Parce que la considération du communisme, de la réalité communiste, c'est-à-dire de ce système politique du parti communiste selon les cinq conditions d'organisation de Lénine, ce système du noyau dirigeant et de la pratique de la dialectique, pose toutes les questions temporelles et spirituelles. Un anticommunisme conséquent allant jusqu'au bout de lui-même nous ramène logiquement, inéluctablement à la chrétienté.

Et si nous n'en avons pas conscience, d'autres en ont conscience. La raison pour laquelle, dans les démocraties occidentales, tant de gens influents, même si c'est une influence obscure, ne veulent pas d'anticommunisme systématique, méthodique, viscéral - viscéral bien sûr, le cœur y est pour quelque chose et pour beaucoup - c'est qu'ils ont compris qu'un anticommunisme en règle nous ramène à la chrétienté. Et ces gens influents mais obscurs, vous voyez de qui je veux parler, obscurément, se sont groupés spécialement contre la chrétienté. Quelquefois leur non-communisme est véritable, mais alors ils placent ailleurs leur espérance, dans le dialogue, la détente, le socialisme à visage humain. Quand on dit : "Avec les échanges commerciaux on va finalement démocratiser l'URSS", cela veut dire : faire pénétrer la pourriture occidentale en URSS. Le jeu est tel entre l'Occident et l'URSS, l'Occident tel qu'il est dirigé et l'URSS telle qu'elle est communiste, qu'il pourrait dérisoirement se résumer de la manière suivante : c'est qu'ils s'efforcent de savoir quel est le premier des deux qui pourrira l'autre, le communisme qui inoculera le communisme dans le monde entier, ou l'Occident qui arrivera avec son économie, sa permissivité et son esprit de jouissance, avant d'être asservi par le communisme, à pourrir la centrale du communisme. C'est finalement la rivalité de deux formes de pourrissement mais bien entendu nous ne sommes solidaires d'aucun de ces deux pourrissements. Simplement, nous sommes dans une aire géographique qui est encore libre de la domination communiste et c'est de cette liberté que nous devons ; user.

Le redressement politique de l'Occident ne peut venir sans la considération de la réalité quotidienne de la menace communiste. Une assemblée considérable, mondiale, s'était réunie à Rome en 1961 et elle a tenu des sessions. Jusqu'en 1965 en disant qu'elle était préoccupée avant tout, à la différence de toutes les assemblées semblables qui avaient pu la précéder, de se pencher sur les problèmes de ce temps. Et en soi ce n'est pas un projet malhonnête, mais pendant plus de quatre années cette assemblée qui s'est penchée sur les problèmes de ce temps et qui a fait à ce sujet diverses déclarations et même des décrets, a trouvé le moyen de mettre entre parenthèses et d'ignorer le principal problème de ce temps : le communisme, le principal problème temporel du XXe siècle.

La première chose indiscutable c'est que dans la marche temporelle, le sens de l'histoire, comme on nous dit, l'histoire qui se fait sous nos yeux, nous avons une domination mondiale qui grandit, et que ce qui nous a été dit de plus profond, de plus définitif sur cette domination mondiale c'est justement le magistère de l'Église qui nous l'a dit, dans l'encyclique Divini Redemptoris. Et comme le prêche Divini Redemptoris - mais on peut dire que le pape prêche pour sa paroisse, c'est-à-dire pour la vérité catholique - vous le vivrez si vous y portez suffisamment d'attention, de rectitude et de logique : c'est qu'à tous les niveaux, pour échapper au communisme, il faut revenir au christianisme.

Si vous êtes dans un milieu professionnel - et ceci risque d'être beaucoup plus vrai en France que dans la Suisse bénie de Dieu à cet égard et à quelques autres - où vous êtes entourés de communistes, de camarades qui sont gentils, ce n'est pas la question, mais présents, actifs, qui vous tendront la main pour des actions charitables, philanthropiques, professionnelles, vous verrez que VOUS ne tiendrez pas, que vous aurez besoin de renforcer votre vie intérieure chrétienne, pour résister à cette pression. De la même façon les sociétés occidentales qui sont des sociétés chrétiennes mais qui ne savent plus qu'elles sont des sociétés chrétiennes vont devenir communistes, deviennent communistes, et seront communistes si elles ne reviennent pas à Notre Seigneur Jésus-Christ.

Par quoi la politique dépasse la politique me direz-vous. Mais là comme toujours, dans tous les actes de notre vie, le temporel exprime le spirituel quand nous voulons bien y penser, quand nous avons la grâce d'y penser. Nous ne pouvons pas ne pas nous rappeler que la raison première et la raison dernière de notre existence, de chacun de nos actes, de chacun des souffles de notre respiration, c'est la gloire de Dieu et l'achèvement du nombre des élus. Alors c'est pour cela qu'il n'y a aucun problème à faire de la politique en faisant de la religion et à faire de la religion en faisant de la politique, au sens où vous l'entendez, qui est celui de la vérité des choses.

Telle est la perspective d'un redressement politique de l'Occident à partir de la situation dans laquelle il se trouve. On peut maintenant venir à la rencontre de cette situation par l'autre perspective, que j'appellerai l'analyse à partir des principes.

VOLONTÉ GÉNÉRALE

Ce qui serait la question la plus légitime que l'on puisse se poser après ce que je viens de dire, c'est : mais ce communisme, d'où vient-il et pourquoi ? Si nous voulons y répondre dans la vérité des choses, naturellement il vient de Marx, de Lénine, mais il vient de la crise la plus fondamentale de l'Occident, crise que nous allons prendre ici encore par son aspect politique. Quel est aujourd'hui en Occident le fondement de la légitimité politique ? Question capitale, car le fondement de la légitimité politique est également le fondement de l'obligation morale dans la vie civique. C'est le fondement du bien et du mal. Or l'Occident tout entier depuis environ deux siècles, non sans préparation antérieure, se trompe radicalement sur le fondement de la légitimité politique. Depuis deux siècles mais de plus en plus dans la conscience commune par la double action de l'école et des médias, le fondement de la légitimité politique en Occident c'est la volonté générale.

Et j'attire votre attention sur le fait que je parle bien du fondement de la légitimité politique. Je ne parle pas ici du mode démocratique de désignation des magistrats politiques, qui est l'un des trois régimes classiques, celui où les dirigeants sont désignés par le suffrage des gouvernés. L'idée qu'il y a trois régimes politiques entre lesquels on peut choisir : la démocratie, l'aristocratie et la monarchie a existé de tout temps dans la réflexion des hommes ; nous héritons là du vocabulaire et de la pensée grecques. Mais aucun de ces trois régimes n'aborde la question du fondement de la légitimité politique puisque dans ces trois régimes la désignation des gouvernants est différente, c'est-à-dire que la désignation licite, la désignation légale, la désignation légitime des gouvernants est une chose et le fondement de la légitimité en est une autre.

Or, depuis la Révolution américaine et la Révolution française et depuis certains articles de la Déclaration des Droits de l'Homme, non seulement l'Occident fonde la légitimité politique sur la volonté générale, mais encore il professe, sans d'abord s'en être rendu compte, sauf peut-être dans la pensée de quelques-uns, que non seulement c'est le fondement, mais que c'est le seul fondement. Aucune autorité selon la Déclaration des Droits de l'Homme ne peut exister que par la volonté générale ou par délégation de la volonté générale. Mais je crois ne pas faire une erreur historique en disant que les gens qui ont proclamé ce principe ne prétendaient pas du tout, par exemple, nier l'autorité paternelle, qui pourtant ne se fonde pas sur la volonté générale. Ils pensaient à l'autorité politique, mais ils ont énoncé un principe, une proposition en A, une universelle affirmative, et d'ordre moral. Ils ont décrété le nouveau fondement de la légitimité politique et de l'obligation morale.

Pourquoi aujourd'hui, dans beaucoup de sociétés occidentales, parle-t-on de démocratisation ? et de faire progresser la démocratisation ? Depuis le temps que plusieurs nations d'Occident sont en démocratie, elles devraient être "démocratisées".

J'appelle la démocratie ainsi conçue la démocratie moderne par distinction d'avec la démocratie classique, la démocratie classique étant la simple désignation par le suffrage universel de ceux qui gouverneront.

DÉMOCRATIE

Pourquoi cette démocratie moderne n'est-elle jamais satisfaite, pourquoi la démocratisation est-elle toujours à reprendre ? Parce qu'il y a dans la société des autorités qui sont naturelles, fondées sur l'ordre naturel des choses, qui ont une tendance naturelle à sans cesse renaître, et que la démocratisation se substitue à elles sans cesse. Les révolutionnaires de 89 ou au moins la quasi totalité d'entre eux ne pensaient sans doute pas nier l'autorité des parents sur leurs enfants mais cette négation est bien dans la logique du nouveau fondement de la légitimité ; il a fallu attendre Mao Tsé Toung et la révolution culturelle pour systématiser la volonté de retirer les enfants à l'autorité des parents, autorité non démocratique au sens de la démocratie moderne. Et d'une manière plus insinuante, vous voyez bien dans plusieurs sociétés occidentales tout ce que l'on tente pour retirer les enfants, d'abord partiellement, à l'autorité de leurs parents dans le domaine de l'école, de l'éducation, dans l'organisation des loisirs. L'ordre naturel comporte une autorité juste, une autorité aimante et affectueuse, dans la famille l'autorité des parents sur les enfants, et l'autorité de l'homme sur la femme. Cela n'est pas du tout "démocratique" au sens de la démocratie moderne. C'est pour cela qu'on veut un effort constant de "démocratisation".

C'est pour cela aussi que la démocratie la plus logique, la plus complète, c'est la démocratie communiste. Parce que ce qui est au fond de ce nouveau fondement de la légitimité, c'est ce que traduit très bien l'axiome "ni Dieu ni maître". Si le fondement de la légitimité et de l'obligation morale est la volonté générale, cela veut dire que le seul fondement c'est la volonté de l'homme. Manipulée par les oligarchies ? Mais nous parlons là non pas de la réalisation de ce régime mais de son principe. Les institutions politiques ne sont jamais que relativement conformes dans leur fonctionnement à leur principe, mais quand on discute de leur principe, on discute de leur principe : le principe c'est qu'il n'y a pas d'autre fondement à la légitimité politique et à l'obligation morale que la volonté de l'homme. Et il faut quand même remarquer que si cette erreur est tellement implantée dans la conscience contemporaine, ce n'est pas seulement parce qu'elle y a été enfournée, ce n'est pas seulement parce que les radios, les télévisions, l'école, les journaux, ont fait tout ce qu'ils ont pu pour l'implanter dans l'esprit, c'est que cette erreur a, je ne dirai pas une part de vérité, mais une très forte apparence de vérité. Et cette apparence de vérité c'est à nous je crois de la discerner pour mieux lui enlever son prestige et son mirage.

VOLONTÉ GÉNÉRALE ET NATURE HUMAINE

Qu'est-ce qui fait chez beaucoup d'esprit que l'adhésion à la volonté générale comme fondement unique de la légitimité soit non pas consciemment la volonté de l'orgueil de l'homme, mais quelque chose qui paraît naturel ? C'est qu'il y a une confusion implicite entre la volonté générale et la nature humaine. Et que cette confusion serait de plein droit sans le péché originel. Sans le péché originel, la volonté générale exprimerait habituellement la nature humaine, et donc le fondement de la légitimité se trouverait dans l'ordre naturel, comme il doit être. Ce qui fait souvent l'attachement si ardent à cette erreur moderne, c'est que ceux qui la professent lui portent l'attachement ardent qu'ils avaient vocation de porter à l'ordre naturel. C'est le fait que la nature ait été blessée. C'est par la Révélation que nous avons la clé de ce mirage, sans laquelle nous ne connaîtrions pas le péché originel. Nous ne connaîtrions pas cette énigme qui répond à notre énigme. L'énigme de notre vie, l'énigme du mal. Sans le péché originel, la volonté de l'homme et la volonté générale se faisant législatrices exprimeraient la nature humaine qui est la volonté du Créateur et Législateur. Mais dans la vie historique de l'espèce humaine, l'ordre naturel n'est plus naturellement voulu par notre volonté comme il devrait l'être, mais il est proposé à notre volonté comme devant être le résultat d'un choix qui est souvent pénible. L'ordre naturel et la nature humaine c'est le Décalogue, La réalisation de notre nature est devenue un devoir moral. Non seulement en raison de notre liberté, mais en raison de cet héritage de péché (du péché originel et du péché actuel, de tous nos péchés propres) qui vient lester l'exercice de notre volonté. Il faut aller jusque-là - mais ce n'est pas aller très loin pour des esprits qui simplement se souviennent un peu de leur catéchisme, ce n'est pas leur demander je pense un trop grand effort de pensée - il faut aller jusque-là pour comprendre la puissance dans les esprits, dans les consciences et dans les cœurs de cette moderne défense des "droits de l'homme". Bien sûr que l'homme a des droits, bien sûr qu'il a des droits inaliénables puisqu'ils lui ont été donnés par son Créateur qui est son Législateur, mais il faut savoir lesquels. Il y a là comme souvent deux phrases de Pie XII qui résument tout ; elles sont de 1955, on croirait qu'elles sont écrites aujourd'hui, parce que nous vivons dans un immobilisme extraordinaire. Certes les choses bougent, tout bouge, n'est-ce-pas, de l'apparence, des détails. Nous vivons dans un immobilisme, notre affrontement avec le communisme se produit dans les mêmes termes depuis que le communisme existe depuis 1917. En 1955, Pie XII dit : "Dans le débat avec la nouvelle forme de vie de l'Est matérialiste, l'Occident affirme qu'il prend parti pour la dignité et les droits de l'homme, et en premier lieu pour la liberté de l'individu". C'est juste, l'Occident affirme cela. "Mais, ajoute Pie XII, la dignité et les droits de l'homme se tournent contre lui, se neutralisent eux mêmes si on les sépare des obligations et des devoirs par lesquels l'ordre de la nature tout comme l'ordre de la grâce les a liés indissolublement et les a imposés à l'homme dans les commandements de Dieu et la loi du Christ".

LE DÉCALOGUE

Notre nature humaine, notre ordre naturel, notre bien temporel, nous est donné sous la forme du Décalogue. Dans l'état actuel de l'humanité nous ne pouvons (nous ne sommes pas incapables de tout bien par nous-mêmes) mais nous ne pouvons pas remplir tout le temps et pleinement les préceptes du Décalogue sans la grâce de Dieu, sans la vie surnaturelle, sans l'entrée dans l'Église. Cela, l'Occident au temps de saint Louis par exemple, le vivait spontanément; il était infidèle parce que l'homme est pécheur, mais il le vivait sans même avoir besoin d'en disserter. Depuis, l'Occident a tourné le dos à lui-même.

Je viens de parier de l'entrée dans l'Église, c'est un autre regard sur le redressement politique nécessaire de l'Occident, car toute la société occidentale actuellement, - je crois pouvoir le dire sans être injuste à l'égard d'aucune des sociétés qui composent la société occidentale, - toute la société occidentale se trompe actuellement sur ce qu'est la société politique. Car plus ou moins, mais de plus en plus, la société occidentale se considère comme étant une société de personnes. Or la société temporelle n'est pas une société de personnes, la société temporelle est une société de familles. Bien sûr les familles font des personnes et sont faites avec des personnes, mais la société de personnes c'est l'Église. Pourquoi ? Parce qu'on ne naît pas dans l'Église, on y entre par foi personnelle, on y fait une entrée personnelle. Mais la société civile est une réunion de familles, et le propre de la société occidentale c'est de se défigurer elle-même, de s'autodétruire en ne sachant plus qu'elle est une société de familles et en ne donnant pas à ses composantes en tant que telles, ses composantes nécessaires, l'espace vital, la respiration et les moyens matériels qui lui sont nécessaires pour rester elles-mêmes.

Si vous voulez, ce n'est pas d'une rigueur métaphysique absolue, mais dans l'Église on nous appelle par notre non de baptême, et dans la société par notre nom de famille. La naissance est ce qui fait temporellement que nous sommes français ou suisses, italiens ou allemands, que nous parlons une langue plutôt qu'une autre, que nous avons un héritage, que nous sommes de la société occidentale plutôt que de la société hindoue. Le phénomène de la naissance et donc le phénomène de la famille nous indiquent bien que la société civile est une société de familles. Non pas, comme dit Jean-Jacques Rousseau, une société de personnes, comme si des personnes égales passaient entre elles un contrat social. Et je passe sur cette caractéristique de la nature de l'homme qui a besoin d'être élevé, d'être éduqué pendant très longtemps. C'est pour cette raison que le Décalogue est le secret de la prospérité temporelle, comme disent les docteurs et saint Thomas d'Aquin, pour autant qu'elle est possible sur cette terre à travers mille hasards et circonstances. Dans le Décalogue, la charte de la vie sociale c'est le premier commandement de la seconde table. La première table : les devoirs envers Dieu. La seconde table : les devoirs envers le prochain, dans la vie temporelle. Le premier de ces devoirs, c'est la piété filiale, qui peut être la chose la plus méconnue dans la société civile comme dans la société ecclésiastique du XXe siècle. La piété filiale est la clé de la vie en société temporelle.

Dans le redressement politique de l'Occident il y a beaucoup de choses qui concernent l'action des gouvernements, mais je ne vois pas tellement de chefs d'État en fonction dans voire assistance, je ne vois pas tellement de ministres en fonction, et je ne vais pas vous dire ou essayer de vous demander de réfléchir à ce que nous devrions faire si nous étions ministres de la Défense Nationale. Ce redressement politique de l'Occident qui commande la marche même de notre vie temporelle, notre espace vital, notre activité, ce que nous pouvons lui apporter en tout cas, où que nous soyons, c'est d'abord de conserver la mémoire de notre identité occidentale, de ce qu'a été l'Occident dont nous sommes, et d'apporter à cette mémoire la piété naturelle, la piété filiale.

Ceux qui viennent ici sans trop de préparation, et qui sont les bienvenus, ne connaissent pas ce mot de "piété". Quand je parle de la piété du quatrième commandement, ce n'est pas la piété envers Dieu, c'est la piété naturelle ou filiale que nous devons porter à nos parents d'abord, à nos maîtres, à nos bienfaiteurs, à nos ancêtres, aux héros et aux saints qui ont fait la société dans laquelle nous vivons. C'est une vertu, c'est-à-dire une disposition habituelle à rendre à ceux à qui nous le devons ce devoir de justice. Mais de justice imparfaite. La société occidentale a su et elle ne sait plus aujourd'hui que sur cette terre nous sommes des débiteurs insolvables. Nous avons reçu beaucoup plus que nous ne pouvons rendre quel que soit notre rang. Les plus grands génies, les plus grands savants qui apportent au trésor commun de l'humanité leurs découvertes, leurs travaux, apportent eux-mêmes moins que ce qu'ils ont reçu : la vie d'abord, qu'ils ne doivent pas à eux-mêmes, le langage, l'éducation, l'outil intellectuel dont ils se sont servis. Notre condition naturelle (et dans l'ordre surnaturel c'est encore plus évident) est de savoir que nous sommes des débiteurs insolvables, et que nous ne pouvons rendre l'équivalent de ce que nous avons reçu. Nous le rendons imparfaitement par le sentiment de piété, ce sentiment de piété naturelle, de piété filiale qui fait que les "vraies valeurs de l'Occident", nous les aurons cultivées de manière telle que nous puissions au moins les transmettre, nous ne savons pas à qui. Tout homme vaut qu'on lui dise la vérité pour son destin éternel, mais dans l'ordre politique également, qui est celui dont je vous parle. Vous ne savez pas si l'enfant, l'adolescent dont vous avez la charge ou que vous avez rencontré un jour ne sera pas demain Charlemagne. Nous ne savons pas ce que seront les circonstances, l'avenir politique n'est jamais celui que l'on prévoyait. Il n'y a rien de plus misérable que de prétendre dès aujourd'hui être présent à ce qui se fera demain, car nous ne savons pas ce qui se fera demain. Les nations qui sont entrées dans la guerre en 1939 ne pensaient pas qu'elle se terminerait comme elle s'est terminée. Nous sommes entrés en guerre (entre parenthèses, il faut le rappeler) pour l'indépendance de la Pologne. Parce qu'on était entré en guerre, on devait se battre jusqu'à ce que cette indépendance soit assurée. et cette guerre pour l'indépendance de la Pologne a fait passer la Pologne sous le joug du pire des esclavages. Les circonstances sont imprévisibles : c'est par là que nous pouvons, par en bas, par en dessous, toucher que Dieu est le maître de l'histoire. Il est le maître de l'histoire par ces circonstances imprévisibles. Mais ce qui nous importe avant ces circonstances imprévisibles, ce à quoi nous pouvons quelque chose, c'est notre préparation.

Les circonstances quelles qu'elles soient ne peuvent et ne doivent pas nous surprendre si nous avons la résolution avec la grâce de Dieu d'en tirer le meilleur pour le bien commun.

 

Jean Madiran

 

 

Conférence prononcée le 7 novembre 1981 à Lausanne, dans le cadre du Congrès "Le redressement intellectuel et moral".

 

Texte réalisé par Hélène Faure d'après l'enregistrement et revu par l'auteur. Les sous-titres sont de la rédaction.