Droits de Dieu et devoirs de l'homme

Les droits de l'homme sont actuellement à l'ordre du jour. Les hommes d'État, les diplomates, les journalistes, tous ceux dont l'activité est de former plus au moins l'opinion publique, autrement dit tout le monde ou à peu près, en parle ou a une opinion à leur sujet. Mais si le bruit que l'on fait à leur endroit est grand, il n'est pas unanime ; la discussion est vive, même entre Américains 1). Que faut-il en penser ? Sont-ils l'âme de la nation, comme le pense le Président J. Carter, ou une arme dirigée contre les alliés des Etats-Unis, selon l'avis de Henry Kissinger ?

Il est difficile de se défendre contre l'idée que l'opinion de Kissinger contient une grande part de vérité. Dans l'ordre de l'intention, c'est certainement un désir louable que celui de vouloir donner au plus grand nombre des libertés qui permettent à chacun d'exercer les droits qui correspondent à ces libertés. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres et il importe toujours de s'interroger sur les droits concrets que possède réellement l'homme d'un pays donné à une époque donnée. C'est justement à ce niveau que les difficultés apparaissent : les droits qui permettent au citoyen d'un État, de vivre dans la sécurité et dans la paix sont le fruit de l'histoire de cet État et cette histoire est à la fois contingente et particulière. Or les droits de l'homme sont contenus dans des textes appelés "déclarations", lesquelles sont abstraites et générales. L'homme à qui sont reconnus les droits énumérés paragraphe par paragraphe est un individu considéré à part de son appartenance nationale. Or le bonheur des hommes dépend des conditions réelles de leur vie et non de déclarations théoriques. Et c'est sans doute un des phénomènes les plus douloureux de notre temps que ce divorce entre les principes proclamés mais que l'on ne sait pas incarner - et les faits vécus, où les erreurs commises envers les principes entraînent une suite de catastrophes dont les victimes se chiffrent par millions. Il importe dans ces circonstances de rechercher d'abord comment est née la divergence actuelle, qui fait que l'on proclame des droits que l'on est dans l'incapacité de réaliser. C'est ainsi que dans un premier temps nous rechercherons l'origine historique des droits de l'homme, Il conviendra ensuite d'examiner pour elle-même la notion des droits de l'homme qui est répandue aujourd'hui et de la comparer à la notion que l'on a eu autrefois. Ce second temps sera consacré à un approfondissement doctrinal par une étude de philosophie comparée. Enfin, il apparaîtra d'un intérêt certain de rechercher comment la notion moderne, au fond un peu sommaire, a pu se substituer à la notion plus profonde et plus complète que l'on avait autrefois. Ce troisième temps cherchera à donner une explication cohérente d'une évolution qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Il tentera aussi de discerner le chemin qui nous permettrait de sortir de l'impasse actuelle.

 

I L'origine historique des déclarations

des droits de l'homme

La déclaration à laquelle on se réfère en général de nos jours est la Déclaration universelle des droits de l'homme qui a été votée par l'assemblée générale des Nation Unies le 10 décembre 1948 à Paris. Ce document est inspiré de déclarations plus anciennes qui l'ont préparé et qui l'expliquent. La première d'entre elles est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui fut votée par l'Assemblée constituante française le 26 août 1789 et qui servit de préface à la constitution de 1791. Le texte avait été proposé à l'Assemblée par le Marquis de Lafayette, qui en avait rédigé une esquisse. Le Marquis en effet était rentré d'Amérique rempli d'enthousiasme pour les principes proclamés par la Déclaration d'indépendance adoptée par le Congrès américain le 4 juillet 1776 et qui proclamait l'indépendance des États de l'union. Le texte final volé par l'Assemblée constituante et accepté par le roi le 5 octobre 1789 était beaucoup plus complet que le modèle américain. La rédaction française avait été influencée par les déclarations de principe faites sous l'ancien régime, par les États généraux et le Parlement de Paris ; elle reflétait aussi, l'influence qu'avait exercée sur elle la pensée des philosophes du 18e siècle. Ceux-ci avaient eu une notion surtout extérieure de la liberté et des droits : le droit est une conséquence de la liberté que possède le citoyen de faire ceci ou cela sans rencontrer d'obstacles extérieurs ; ce dernier, l'obstacle extérieur, est principalement représenté par l'État, à la tyrannie duquel il convient de s'opposer. Le texte définitif comprenait 17 articles ; il était l'œuvre de Mgr Champion de Cicé 2) ; il était précédé d'un préambule composé par Mounier 3) et Mirabeau 4). Cette déclaration prétendait avoir une portée universelle ; mais elle est en fait dans sa plus grande partie une œuvre de circonstance, rédigée par la bourgeoisie et dans son intérêt. Parmi les droits imprescriptibles, elle n'admet que des droits civils, au premier rang desquels elle met la liberté (art. 1 et 2), tout en imposant comme limite à sa jouissance le respect de la liberté d'autrui. Elle protège les citoyens - au moins en principe - contre les abus de l'arbitraire judiciaire, de la censure et de l'intolérance. Elle rappelle le caractère sacré de la propriété et renforce ainsi ce qu'elle a d'intangible. L'État doit assurer aux citoyens l'égalité devant la loi, devant les tribunaux et devant l'impôt. L'égalité absolue n'est pas mentionnée car les individus se différencient rapidement au niveau de l'utilité sociale (art. 1) et au plan de la capacité intellectuelle (art. 6). Ce texte qui insiste sur le transfert de la souveraineté du roi à la nation et sur la séparation des pouvoirs est au fond une machine de guerre contre l'ancien régime.

Cette déclaration, qui voulait être universelle, c'est-à-dire valable pour tous les temps et pour tous les lieux, devait être bientôt remplacée. Précédant le texte de la Constitution de 1793, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de la même année est, au dire des connaisseurs, plus démocratique que celle de 1789. Elle est surtout un compromis entre les thèses jacobines et girondines, les premières étant le fait d'extrémistes et les secondes de gens plutôt modérés. Cette déclaration place l'égalité au premier rang des droits fondamentaux ; elle reconnaît le droit à la propriété, à l'insurrection contre la tyrannie et elle interdit l'esclavage.

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1795, qui précède la Constitution de l'An III est une réaction contre la démocratie égalitaire des Jacobins ; elle ne reconnaît aux citoyens que l'égalité devant la loi et confirme la condamnation de l'esclavage. Fait intéressant à signaler, la déclaration de 1795 est complétée par une Déclaration des devoirs. Il semble qu'on a pris conscience à cette époque du fait qu'il ne suffit pas de dire à l'homme les droits qui sont les siens, mais qu'il convient aussi, si l'on veut que ces droits ne restent pas lettre morte, de lui enseigner ses devoirs envers autrui.

La Déclaration internationale des droits de l'homme votée en 1948 par l'Assemblée générale des Nations Unies a pour but de proclamer les droits fondamentaux de l'humanité. Bien qu'elle soit inspirée des anciennes déclarations individualistes citées tout à l'heure, celle de 1948 les dépasse : Elle universalise leurs principes et les adapte aux événements contemporains.

Les trente articles de cette déclaration semblent être dominés par l'art 1 ; en effet, qu'il s'agisse de questions juridiques, de questions relatives à l'éducation, tout se rapporte à la liberté, à l'égalité et aux droits mentionnés dans le premier article. Et même le droit à la propriété privée, cité à l'art. 17 apparaît comme une conséquence de l'égalité que présuppose l'art. 1. Cette égalité est développée dans les articles qui se rapportent à l'éducation "pour la liberté" (art. 26 et 27) et dans celui qui établit le droit au travail (art. 23).

L'art. 1 déclare que tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droit. Dans une étude intitulée "Fondement théologique des droits de l'homme" et paru en 1975 dans le Bulletin du Département de théologie de l'Alliance réformée mondiale, le professeur Daniel Vidal, qui est le doyen du Séminaire réformé de Madrid déclare que ce thème de l'égalité ne peut que porter à faux si l'on se rapporte par exemple à l'histoire ou à la biologie 5). "Il est tout simplement utopique de dire que tous les hommes naissent libres et avec la même dignité et les mêmes droits. Cela exprime, peut-être un désir mais pas une réalité ni historique, ni scientifique". Et l'auteur de conclure que "d'un côté on en est encore à la Révolution française avec ses "liberté, égalité, fraternité" et d'un autre à la théorie rationaliste qui nous assure que la liberté, l'égalité et la fraternité naturelles se développent vers perfection par le truchement éducatif" 6) (c'est-à-dire par le truchement de l'éducation). Ainsi, l'origine de la notion moderne des droits de l'homme se trouve dans des endroits bien déterminés : d'une part l'idéologie de la Révolution française, d'autre part le rationalisme qui croit pouvoir amener l'homme par l'éducation à résoudre ses problèmes.

Nous devons maintenant faire un pas de plus en analysant la notion moderne des droits de l'homme et en la comparant à la notion que l'on a pu avoir dans le passé. Nous en venons ainsi à notre deuxième partie.

 

II - Les droits de l'homme aujourd'hui et autrefois

Il convient d'abord dans un premier sous-paragraphe de chercher la signification qui s'attache aujourd'hui à la notion des droits de l'homme. Dans un deuxième sous-paragraphe, une comparaison sera instituée entre la notion moderne des droits de l'homme et celle que l'on a pu avoir dans l'antiquité et au Moyen Âge.

 

1 - Le sens de la conception moderne des droits de l'homme.

Le mot droit a plusieurs acceptions très différentes ; il peut désigner tout d'abord un ensemble de lois ; c'est dans ce sens que l'on parlera du droit canon, du droit civil, On entend par-là le corps des lois qui régissent la société ecclésiastique ou civile. Le mot peut s'appliquer en deuxième lieu à ce qui est dû à quelqu'un en vertu de la loi. On parlera dans ce sens de droits de chancellerie à acquitter. En ces deux premières acceptions, le droit a un sens objectif. En dernier lieu, le mot droit peut signifier le pouvoir appartenant à une personne de revendiquer des droits objectifs que lui reconnaît la loi ; on parlera ainsi du droit au repos hebdomadaire ; dans ce dernier cas, il s'agit d'un droit subjectif, c'est-à-dire d'un droit reconnu au sujet. Le droit subjectif est défini comme le pouvoir moral de posséder, de faire ou de ne pas faire quelque chose. Il implique plus que la simple possibilité de faire ce qui n'est pas défendu ; il fait apparaître l'idée d'une exigence, ainsi qu'il ressort d'expression dans le genre de celles-ci : droit à la vie, droit au travail, etc.

C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le pouvoir moral en quoi consiste le droit. Quand à ce pouvoir, nous ajoutons l'épithète de "moral", nous entendons préciser que le pouvoir dont il s'agit s'oppose à la force physique. Le droit ainsi compris est corrélatif du devoir. Prenons un exemple. Le droit du fœtus à la vie signifie le devoir pour la mère et pour ceux qui l'entourent ou l'assistent de faire tout ce qui est nécessaire pour que soit protégée la vie de l'enfant à naître. Le droit subjectif n'est d'ailleurs pas uniquement subjectif ; il implique nécessairement une référence au droit objectif. Celui "qui a droit" a droit à quelque chose. Au pouvoir moral que l'on désigne correspond un objet : avoir droit c'est avoir droit par exemple à une rente de vieillesse, à une prestation de la caisse d'assurance maladie ; ce peut être encore, avoir le droit de garer sa voiture dans la cour de l'immeuble dont on est locataire. Autrefois cet aspect du droit, aspect objectif ; était l'aspect déterminant. C'est ainsi que saint Thomas d'Aquin ne connaît pas le terme de droit au sens subjectif.

La question se pose dès lors de savoir comment est née l'idée qu'il pouvait y avoir des droits individuels. Cette notion n'a pas été connue des Grecs : pour Homère, le juste, c'est ce qui est conforme aux lois et aux coutumes. Des auteurs comme Thucydide et Xénophon n'ignorent pas que l'individu est en droit de demander qu'on en use avec lui selon la justice ; mais rien dans l'antiquité grecque ne correspond à la notion moderne des droits de l'homme. Pourtant on en trouverait peut-être une première approche dans le souci du stoïcisme de définir spécifiquement les choses qui appartiennent à l'individu. Entre les deux extrêmes de ce qui est commandé par la loi et de ce qui est interdit, cette école philosophique reconnaît la zone du convenable (les actions convenables (lat. Officia) sont celles qui ont une justification raisonnable.

C'est par le biais de la loi naturelle considérée comme une conséquence ou un aspect de la nature humaine que s'est introduite l'idée des droits individuels : ces droits étaient compris comme des droits naturels. Il serait trop long de raconter toute l'histoire de ce passage 7) ; bornons-nous à citer un texte de Condorcet qui résume la conception optimiste du 18e siècle. N'oublions pas que Condorcet a été l'un des premiers théoriciens des droits de l'homme. Le texte que nous allons lire se trouve dans l'esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Il a été écrit entre juin 1793 et mars 1794, date de la mort du philosophe. Condorcet distingue neuf époques dont la dernière commence par la Révolution intellectuelle précédant la Révolution de 1789 et finit précisément en 1789. Les découvertes de cette époque portent sur la nature physique avec Isaac Newton, sur la nature humaine avec John Locke et l'abbé de Condillac et enfin sur la société avec Turgot, Richard Price et Jean-Jacques Rousseau. Après cette neuvième époque en viendra une dixième qui sera marquée par la disparition des inégalités entre les nations et entre les individus et par le perfectionnement indéfini de la nature humaine sur le plan intellectuel, moral, et physique. Il écrit :

"Combien ce tableau de l'espèce humaine, affranchie de toutes ses chaînes, soustraire à l'empire du hasard comme à celui des ennemis de ses proches, et marchant d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée et dont il est souvent la victime ! C'est dans la contemplation de ce tableau qu'il reçoit le prix de ses efforts pour le progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à la chaîne éternelle des destinées humaines : c'est là qu'il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir d'avoir fait un bien durable, que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste en ramenant les préjugés et l'esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l'homme rétabli dans ses droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l'avidité, la crainte ou l'envie tourmentent ou corrompent ; c'est là qu'il existe véritablement avec ses semblables, dans un élysée que sa raison a su se créer, et que son amour pour l'humanité embellit des plus pures jouissances".8).

Le style ampoulé fait sourire. C'est le ton d'un visionnaire. Si nous essayons d'analyser la pensée, celle-ci peut se résumer ainsi :

Le mal est extérieur à l'homme ; il provient en particulier des chaînes dont le pouvoir le charge. C'est son ignorance du monde physique, qu'il croyait soumis au hasard, et de la philosophie libératrice issue de Locke et des autres penseurs du 18e siècle qui a fait de l'homme un esclave bourré de préjugés. Éclaire par Newton et les émules de Locke, l'homme du 18e siècle marche d'un pas sûr vers un avenir heureux ; il possède la vérité et il pratique la vertu. Dans un tel monde, qui est cet -élysée que sa raison a su se créer" l'homme est - rétabli dans ses droits comme dans la dignité de sa nature". Quand on pense aux événements des années 1793 et 1794 (La Terreur légale a commencé le 10 août 1793) et quand on sait que l'homme qui écrivait cela se cachait pour sauver sa vie, on ne peut se défendre du sentiment que l'optimisme dont il a fait preuve soit un refuge où il essaie de se consoler des malheurs du temps. Il semblerait donc que Condorcet a voulu fuir dans le rêve les rigueurs d'une époque où la vie était durement menacée.

Quoi qu'il en soit, le mal étant conçu comme extérieur à l'homme, il suffit pour faire le bonheur de l'humanité, de libérer l'homme de toute chaîne (injuste par définition) ; il peut alors exercer ses droits et vivre dans la dignité. La référence à tout bien objectif est inexistante. C'est l'affirmation du sujet, de ses désirs et de ses rêves, en toute rigueur.

Depuis le temps où Condorcet exposait sa conception des droits de l'homme les efforts ont été multipliés en vue de réaliser effectivement ces droits. Chaque tentative a vu de nouveaux problèmes se poser, qui à leur tour n'ont pas été résolus. Un bon exemple de ces nouvelles difficultés nous est fourni par une déclaration du philosophe américain Mac Keon, délégué à la conférence générale de l'Unesco. Ce texte paru en 1949, 9) souligna que le problème actuel "n'est plus de garantir les droits de l'individu contre l'ingérence du gouvernement", mais bien plutôt de déterminer comment l'action du gouvernement peut mettre l'individu à même de profiter des possibilités auxquelles il a droit". Les droits économiques et sociaux (droit au travail, à l'éducation, à la sécurité sociale, aux loisirs. à la culture, etc…) entrent en conflit avec les droits civiques et politiques, car les mesures qui tendent à la réalisation des premiers entravent l'exercice des seconds. Mac Keon conclut en recourant au progrès scientifique qui "promet de modifier entièrement les conditions propres à assurer le bien-être de l'homme, tandis que l'extension des connaissances et du savoir pourra amener…. la disparition des conflits idéologiques de base,...... Ces lignes sont aujourd'hui cruellement démenties par les événements comme la crise iranienne ou le drame du Cambodge.

Comme l'ancienne, la conception moderne des Droits de l'homme se place uniquement au point de vue du sujet. L'objet de ces droits a changé sans que la conception se soit modifiée. Que faut-il penser de cette persistance ?

2. Perspectives anciennes et nouvelles relativement aux Droits de l'homme.

Certains aujourd'hui, en particulier parmi les protestants, ressentent plus ou moins profondément le caractère unilatéral d'une conception des droits de l'homme fondé uniquement sur leur aspect subjectif et humain. C'est ainsi que dans l'étude que nous avons déjà citée, le professeur Daniel Vidal écrit : Lorsque l'Église, les chrétiens, entendent rendre gloire à Dieu, louer l'Éternel, prier même ; lorsque l'Église prêche l'Évangile et se tourne vers le témoignage biblique, n'est-ce pas pour reconnaître le droit de Dieu exprimé dans le Soli Deo gloria ? (Gloire soit à Dieu seul ? "Or droit de Dieu implique non-droit du non-Dieu, que ce soit la nature, que ce soit l'homme, même si celui-ci s'estime sujet de droits. Si cela est vraiment ainsi, si le témoignage biblique et la prédication de l'Église proclament le Droit absolu de Dieu, toute approche des "droits humains" trouve un premier et unique fondement dans la référence au droit absolu, une référence à Dieu. Le Dieu qui se révèle comme sujet du Droit" 10)

On se trouve ici en présence d'un véritable retournement de la pensée :les droits de l'homme font place au droit de Dieu, qui est absolu et exclusif. Il en découle que, suivant une logique un peu raide, de type mathématique plus que de type déductif, le droit de Dieu implique le non-droit du non-Dieu ; le non-Dieu, c'est la nature, que Dieu a créée mais qui n'est pas Dieu ; c'est l'homme qui s'arroge des droits, en face du seul Sujet du droit, Dieu lui-même. La notion est donc ici renversée : le droit est toujours conçu subjectivement, c'est-à-dire par rapport au sujet qui le posséde, mais le sujet humain est remplacé par le Sujet divin, les droits de l'homme par le Droit de Dieu.

Il ne faudrait pas croire que pour autant les droits de l'homme disparaissent absolument dans cette perspective ; ils ne disparaissent pas, mais ils sont disqualifiés :

', Les droits humains apparaissent comme relatifs au Droit absolu de Dieu. Ils apparaissent au pluriel et qualifiés, 11). Ils sont toujours quelque chose de reçu, de donné et non pas dus ou naturels. Ils ne sont pas gloire mais annoncent la Gloire. Ils sont fruits de la Grâce et témoignent de la Grâce. Inutile de dire que cela n'amoindrit en rien leur importance qui, bien au contraire, est d'autant plus grande que la suppression des droits ne se présente pas uniquement comme une attaque à" (il veut dire "contre") - l'humanité de l'homme, mais encore et surtout comme un refus de la Grâce. On ne saurait concevoir une église (sic) qui proclamerait la Grâce de Dieu et Jésus-Christ et ne s'efforcerait pas en même temps d'élargir le domaine des droits humains".

Une telle manière de parler nous paraît assez dangereuse, pour plusieurs raisons. N'est-il pas périlleux de disqualifier les droits que l'homme peut exercer en les coupant de toute référence à une nature ou en les privant de toute qualité propre ? Cela peut être sans danger pour les croyants qui rapportent ces droits à la grâce divine ; mais qu'en est-il des autres ? Ils ne retiendront que la disqualification et ne respecteront plus l'homme concret. En outre, "élargir le domaine des droits humains", en dehors de la référence à Dieu, cela ne sera-t-il pas compris comme un encouragement à revendiquer ? Les efforts des chrétiens risquent d'aboutir ainsi à des résultats très différents de ceux qu'ils recherchent. Ils ne doivent pas jouer à l'apprenti sorcier. Il faut donc procéder autrement et se demander si il n'y a pas lieu de revenir à la conception ancienne du droit, conception qui se fondait avant tout sur leur aspect objectif. Revenons à saint Thomas d'Aquin, dont nous savons qu'il ignore le droit subjectif et demandons-nous quelle était sa notion du droit.

Tout d'abord, le droit est une réalité objective. C'est son premier caractère. Le droit est un objet déterminé en lui-même ; il existe indépendamment des dispositions du sujet et des conditions contingentes dans lesquelles ce sujet peut se trouver. Si j'ai une dette, je dois de toute façon la payer, quelles que soient les raisons pour lesquelles j'ai contracté cette dette et quels que soient les sentiments que m'inspire mon créancier. L'action par laquelle je me suis endetté a créé une situation objective qui m'oblige en toute hypothèse et quelles que soient mes dispositions intérieures.

Le rôle de la justice étant de donner à chacun son dû, ni plus ni moins, la relation juridique qui unit deux personnes s'établit uniquement par la médiation de l'objet, que cet objet soit une opération ou une chose. "Les deux sujets, écrit le Père Delos, 12) entrent en rapport par l'objet et celui-ci mesure leurs relations ; il fournit à ces relations leur principe d'ordre ; la justice régnera lorsque l'équilibre et la proportion auront été établis entre les personnes, mais pour un objet". Dans la relation d'amour, au contraire, il y a un rapport direct entre les sujets, entre le je et le toi, ce qui permet la constitution d'un nous. C'est ce qui différencie cette relation de la relation juridique.

Il en résulte un autre caractère du droit. L'acte juste ne s'arrête pas à l'œuvre extérieure, comme dans le cas de l'activité créatrice de l'artiste ou du technicien. L'œuvre juste fait office de médiateur entre le sujet du droit et le sujet du devoir. Le droit est ainsi relation à autrui. Le droit que peut revendiquer un homme, c'est ce qui lui est dû selon un rapport d'égalité, et le droit naturel est ce qui est dû à autrui selon une égalité naturelle. Envisagé comme un tout, le droit naturel est immuable et nécessaire ; il n'est pas l'œuvre de l'homme, en ce sens qu'il n'est pas une création libre de sa volonté ; il consiste dans des postulations et les finalités essentielles de la nature humaine.

Étant donné que la nature humaine a reçu de Dieu d'être et en même temps d'être ce qu'elle est, la source du droit réside dans la volonté du Créateur qui est le Législateur suprême de l'univers. La loi éternelle dont la loi naturelle n'est que la projection dans l'univers, consiste dans la raison éternelle, qui est tout simplement la volonté de Dieu, qui ordonne la conservation de l'ordre naturel et interdit sa perturbation, ainsi que le dit saint Augustin (Ratio divina vel voluntas Dei, ordinem naturalem conservari jubens et perturbari vetans, 13) Saint Thomas exprime à peu près la même idée : la loi éternelle, c'est la raison de la sagesse divine en tant qu'elle régit tous les actes et tous les changements. (Ratio divinae sapientiae secundum quodest directiva omnium actum et motionum. St. Th. 1.11 -ae p. 93 a. 1).

Cette loi éternelle ne peut être connue naturellement que par le moyen des créatures. Il en est ainsi parce que tel est le régime de toute connaissance naturelle de Dieu.

La conception thomiste que nous venons de résumer succinctement ne souffre d'aucun des défauts de la conception précédente.

La référence à la loi naturelle permet une conception du droit de chacun qui est accessible au non-croyant ; aucune concession n'est faite à l'exploit de revendication, le droit étant considéré comme objectif, par rapport à la chose qu'il est juste d'accorder. La relation à Dieu est impliquée par la participation de la loi naturelle à la loi éternelle.

Le retour à une telle doctrine est-il possible et de quelle manière ? C'est ce que nous allons voir dans notre troisième et dernière partie en recherchant de quelle manière on a passé de la conception riche et équilibrée du théologien du 13e siècle à la conception étriquée et unilatérale de l'époque moderne.

 

III La crise moderne de la relation entre Dieu et le monde

Nous ne vivons plus dans l'antiquité ou au Moyen Âge et nous avons quelque peine à nous représenter la manière dont les générations d'autrefois posaient et résolvaient les grands problèmes de la philosophie et de la théologie ; en particulier, nous n'avons que difficilement accès à leur conception de la relation entre Dieu et le monde en général, alors que cette conception, aujourd'hui comme autrefois, exerce une influence déterminante dans tout le domaine de la pensée religieuse.

Pour saint Thomas d'Aquin, qui recueille le fruit de plus de mille ans de réflexion chrétienne, Dieu et le monde ne forment pas un ensemble l'existence de l'univers n'ajoute rien à celle de Dieu et la fin de l'univers n'amoindrirait en rien la richesse et le bonheur de Dieu ; Dieu et le monde, en effet, ne sont pas au même niveau,

Mais parce qu'il en est ainsi, précisément, la relation qui unit Dieu et le monde est d'une nature très particulière, sans équivalent dans notre univers. Au plan de la connaissance, le fait pour nous de connaître Dieu est déterminant pour toute notre vie, alors que le fait pour Dieu d'être connu de nous ne l'affecte en aucune manière. Au plan de l'action de la grâce divine dans le monde. la relation est de nouveau inégale l'action de la grâce divine en nous est totale et à son niveau, elle accomplit tout nous sommes en Dieu comme Dieu est en nous. Et au niveau de l'action humaine, nous sommes parfaitement libres et responsables. La grâce de Dieu et notre liberté n'entrent jamais en conflit, parce qu'elles se situent à des plans différents.

La synthèse qui permettait de concevoir une relation une entre Dieu et le monde qui sont pourtant séparés par un abîme infranchissable, est perdue depuis le 13e siècle. Elle n'a cessé de recevoir des attaques sous lesquelles elle a succombé. La première fut celle de Duns Scot, qui dissout l'unité substantielle pure et simple des choses individuelles : celles-ci se composent désormais d'éléments physiques séparables l'un de l'autre, si Dieu le voulait. Désormais, les composantes constitutives des choses, n'allant plus nécessairement ensemble, vont entrer en conflit les unes avec les autres. C'est ainsi qu'à la place de la synthèse et de l'unité nous aurons la dissociation et la lutte.

En vertu de l'analogie qui structure pour l'esprit humain tous les domaines du connaître et du faire, le phénomène va affecter aussi la manière chrétienne de concevoir les rapports entre Dieu et le monde. La relation unitive va céder la place à un rapport d'exclusivité et d'opposition : d'un côté Dieu, de l'autre l'homme ; d'un côté la grâce, de l'autre la nature, et ainsi de suite. Le retournement que nous avons signalé au passage (les droits de l'homme remplacés par le droit de Dieu) est caractéristique de la mentalité moderne.

Sans doute la rupture ne s'est pas faite d'un seul coup. Duns Scot n'a fait que créer une fêlure dans l'ancienne manière de voir. Il n'est pas allé plus loin dans cette voie. Celui qui a fait la brèche, c'est Guillaume d'Occam qui enseigne que le sujet volontaire est libre de toute détermination objective, formelle et finale et qu'il n'est pas ordonné par nature à son bien.

Guillaume d'Occam est ainsi celui qui a engagé la pensée occidentale sur le chemin qui conduit, entre autre, à une notion purement subjective des droits de l'homme.

Le professeur André de Muralt, dans le deuxième des Cahiers de la Revue de Théologie et de Philosophie 14) a raconté comment d'Occam à Rousseau les systèmes de philosophie se sont succédé sans jamais pouvoir réconcilier les éléments arbitrairement opposés par le nominalisme du Moyen Âge décadent. Nous ne referons pas ce chapitre d'histoire des idées. Il nous suffira d'énumérer les résultats de cette évolution.

Les philosophies d'aujourd'hui ne peuvent plus nous fournir l'outil conceptuel qui nous permettrait d'exprimer à nouveau synthétiquement la relation entre Dieu et le monde. Au contraire, les doctrines ambiantes opposent de façon irréconciliable des thèmes qui ne sont pas contradictoires. C'est ainsi que dans la pensée politique moderne, les droits de l'homme s'opposent les uns aux autres. Ils s'opposent à l'autorité de Dieu et à la souveraineté de l'État.

Dans l'action politique, ils dressent les hommes les uns contre les autres ; ils créent un sentiment d'insatisfaction au fond du cœur de chacun d'eux, l'individu étant considéré comme un absolu.

Dans ces conditions, il convient de renoncer à toute déclaration abstraite au sujet de ces droits si estimés aujourd'hui. Il est infiniment préférable d'œuvrer patiemment et humblement dans la famille, dans le métier, dans la nation, pour que se réalisent les conditions concrètes qui permettent l'exercice de droits véritables. Ces conditions sont essentiellement la sécurité et la paix.

Notre conclusion sera ainsi la suivante : nous ne nous laisserons pas subjuguer par le mythe des droits de l'homme et nous remplacerons la morale de la revendication et de l'égoïsme par la recherche du bien commun. Cela fait moins de bruit mais c'est beaucoup plus efficace.

Henry CHAVANNES pasteur Granges-près-Marnand

Conférence prononcée le 18 novembre 1979 au Congrès de l'Office suisse à Lausanne.

NOTES

1 - Cf. dans le numéro 47 de Finalités p. 1, les avis opposés du président J. Carter et de Henri Kissinger.

2- Champion de Cicé (Jérôme), Rennes 1735 - Aix-en-Provence 1810. Archevêque de Bordeaux (1781), député du Clergé aux Etats généraux, garde des sceaux du 4.8.1789 au mois de novembre 1790 ; il émigra. Il fut archevêque d'Aix en 1802.

3- Mounier (Jeàn-JosePh) Grenoble 1758 - Paris 1806. Député du Tiers.

4- Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti, Comte de). Le Bignon (Loiret) 1749 - Paris 1791. Bien que noble, il fut élu aux Etats généraux comme député du Tiers.

5- Daniel Vidal, Fondement théologique des droits de l'homme. in Bulletin du Département de théologie de l'Alliance réformée mondiale, Genève. Vol. XV. 1 (printemps 1975) p.2.

6- Ibid.

7 - Cf. l'art. Individualism and individuality dans Encyclopaedia of Religion and Ethics. Edimburgh. T. 10, 1918.

8- Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain Edition O.-H. Prior, Boivin, 1933, p. 238-239.

9- Mac Keon (Richard) Fondements philosophiques et conditions matérielles des droits de l'homme, in, textes réunis par l'Unesco, ed. du Sagittaire 1949 p. 39-40

10- Art. cité p.3.

11 - Cela ne contredit pas ce que nous venons de dire ; l'auteur veut indiquer par là qu'on attribue à ces droits la qualité d'être des droits de l'homme~ Si on leur attribue cette qualité, c'est qu'ils ne l'ont pas par eux-mêmes, et c'est pourquoi on peut les dire disqualifiés.

12- La justice, Edition de la Revue des Jeunes p. 195.

13- S. Augustin, Contra Faustum, 1, XXI 1, chap. XXVII. P.L.T. 42, col. 418.

14 - A. de Muralt, La structure de la philosophie politique moderne, in Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie, Lausanne, 11, Souveraineté et pouvoir, p. 3-84.