Les maladies de la bourgeoisie

Je voudrais vous exprimer la joie que j'éprouve à me retrouver parmi vous, dans cette ville de Genève où je suis venu pour la première fois il y a environ un tiers de siècle.

J'ai à vous parler ce soir des maladies de la bourgeoisie. C'est un sujet qui ne me plaît pas particulièrement, parce que la bourgeoisie a très mauvaise presse en ce moment, et je ne voudrais pas ajouter quelque note même juste à un concert qui me paraît déjà très discordant. Mais si je parle des maladies de la bourgeoisie, ce n'est pas que j'attaque la bourgeoisie elle-même ni tous les bourgeois. Je me comporte comme un médecin qui parle d'une maladie : il ne veut pas dire par là que tous les hommes sont atteints de cette maladie, ni même que l'homme qui en est atteint s'identifie à cette maladie : ce qu'on espère simplement, c'est que la maladie soit curable.

Qu'est-ce-qu'un bourgeois ?

Mais avant d'aborder notre sujet, il faudrait rentrer dans quelques définitions : qu'est-ce qu'un bourgeois ? J'avoue que j'ai quelque peine à trouver une formule exacte. Le dictionnaire Robert donne une définition : "Personne qui n'exerce pas un métier manuel, et qui a le plus souvent une situation aisée". C'est vague. Le Larousse est un peu plus explicite. Il appelle bourgeoisie, la catégorie sociale qui comprend des personnes de revenu indépendant ou qui gagnent assez largement leur vie ont une certaine tenue ou même un certain train de vie. Elle absorbe tous ceux qui ne travaillent pas de leurs mains, y compris ce qui reste de l'ancienne noblesse, mais elle exclut en même temps que les ouvriers et les paysans, les petits employés et les fonctionnaires d'ordre inférieur.

Cette définition est plus élastique que le caoutchouc ! Est-on chez les bourgeois quand on est chez une duchesse qui fait la cuisine et qui vous sert de ses mains étant donné l'évolution qui s'est produite aujourd'hui ? Est-ce qu'un professeur de Faculté est un bourgeois ? d'après le Larousse il semble que si, mais s'il est gauchiste comme c'est le cas de beaucoup, il n'acceptera pas d'être un bourgeois ! Dans le vocabulaire marxiste, c'est un peu plus clair : le bourgeois s'oppose au prolétaire qui vit uniquement de son salaire, c'est-à-dire de la rémunération de la force de travail qu'il met à la disposition des possesseurs des moyens de production ; le bourgeois devient alors le propriétaire des moyens de production. La bourgeoisie c'est donc la classe dominante en régime capitaliste.

Il y a également un sens psychologique au mot bourgeois. Prenez le vocabulaire de l'excellent dictionnaire Robert qui parle du bourgeois comme d'une personne de peu de goût, ne portant pas d'intérêt aux arts et aux lettres, ce qu'on appelle les béotiens ou les philistins. Flaubert écrivait : "J'appelle bourgeois tout ce qui pense bassement". On en trouve dans toutes les classes sociales, du haut en bas !

Gide écrit : "Je connais le bourgeois non point à son niveau social mais au niveau de ses pensées. Le bourgeois a la haine du gratuit, du désintéressé, il déteste ce qu'il ne peut s'élever à comprendre". Dans ce vocabulaire-là, le mot bourgeois évoquerait : commun, vulgaire, épais, matérialiste, étroit d'esprit et de cœur, conformiste, conventionnel, que sais-je encore ? Au fond la dialectique bourgeois noble de l'ancien régime s'est transposée au 19e siècle dans la dialectique bourgeois artiste. Baudelaire parle du bourgeois quand il parle de la bêtise au front de taureau, c'est la définition même donnée par Léon Bloy.

Je parierai plutôt d'un état d'esprit, d'une mentalité qui présuppose une hérédité, une ambiance, un style de pensée et de vie, très difficiles à cerner avec des concepts et des mots : quelque chose qui se sent, se respire, dont on est imprégné au lieu d'être à l'extérieur de soi, et d'autant plus que l'instantané est très difficile à prendre dans le siècle actuel, tant les choses et les êtres bougent. Tout est mouvant et tout glisse. Alors comment dans le monde actuel distinguer la ruine de l'ébauche, dans ce sentier où la démolition et la reconstruction vont de pair et s'entremêlent inextricablement. Je parlerai donc par approximations successives.

 

Origine de la bourgeoisie

Avant de parier des défauts de la bourgeoisie, il est bon de dire un mot sur les origines de la classe bourgeoise. Évidemment, je schématise beaucoup. La classe bourgeoise n'est pas née à la Révolution. Le bourgeois existait sous l'ancien régime. Il était l'intermédiaire entre le noble et le peuple, le peuple que dans le Moyen âge on appelait adorablement la "gent menue". Je vous avoue que personnellement j'aimerais beaucoup appartenir à la gent menue, c'est très joli comme définition !

La Révolution française a consacré le triomphe de la bourgeoisie, déjà largement amorcé dans les années précédentes. Simone Weil disait que les révolutions sont plutôt inutiles, quand elles ne sont pas nuisibles, car elles ne font que consacrer par des bouleversements considérables, un état de choses qui régnait déjà antérieurement. Elle faisait très bien remarquer que le règne de la bourgeoisie avait commencé bien avant la Révolution française. Même à l'époque de Louis XIV où les ducs importaient peu, mais les finances beaucoup. 11 n'y a qu'à voir la manière dont le Roi traitait Samuel Bernard par exemple, qu'il avait invité à visiter Versailles.

Primat de l'économique

La bourgeoisie a été dès son origine, en gros bien entendu, la classe préposée à l'économique, marquée par le primat de l'économique, qui entraîne nécessairement une certaine baisse de niveau, c'est absolument incontestable. Au fond ce qui a compté pour la bourgeoisie, et un de ses principaux défauts, - on pourrait lui donner le nom de péché capital, - c'est le goût immodéré de l'argent -. l'avarice.

Là-dessus, il est bon de nuancer tout de même les concepts. Les partis de gauche disaient après la guerre de 14, car beaucoup de bourgeois étaient morts au front que les bourgeois donnent plus facilement leurs enfants que leur argent. Mais il faut se dire que l'argent peut-être n'avait pas à cette époque la même signification qu'aujourd'hui. Ce n'était pas seulement un bien qui servait à jouir, c'était le socle d'une valeur sociale ; il faisait partie de l'héritage, c'était une espèce de continuité. L'argent était pour le bourgeois un peu ce que la terre était pour le noble, quelque chose qui était lié à l'honneur, à l'honorabilité de la famille, que sais-je encore… c'est-à-dire pas uniquement l' "argent". Il y avait une tradition dans l'argent, il était en quelque sorte dans les bonnes familles bourgeoises surélevé par une sorte d'idéal qui n'était peut-être pas de très haute qualité, mais qui tout de même avait une signification.

Il est bien certain qu'il y a eu un glissement de l'échelle des valeurs vers l'économique ; ce qui est très amusant d'ailleurs, c'est de voir l'évolution du langage courant dans ce domaine-là. Le mot fortune, par exemple. D'où vient que ce mot au 19e siècle est devenu synonyme d'une certaine quantité de biens matériels ? C'est un sens extrêmement récent, et c'est même devenu le sens le plus courant. À telle enseigne - la culture ne fait pas de très grands progrès - qu'une amie professeur de faculté a donné à développer à ses élèves, un thème dans lequel il était question de la fortune au sens normal du mot, c'est-à-dire la bonne ou la mauvaise chance, un texte un peu analogue à celui de la Rochefoucault sur le mot fortune, dans lequel le mot est pris dans son sens latin, "la fortune sourit aux audacieux", et un élève a dit : "Je ne comprends pas le sujet". Elle a répondu. "Il me semble pourtant clair, qu'est-ce que vous ne comprenez pas ? "Et l'élève, deuxième année de licence s'il vous plaît, a répondu froidement - "Je ne vois pas ce que l'argent a à faire là-dedans ! Il ignorait que le mot fortune avait un autre sens infiniment plus élevé, infiniment plus vaste, Ce glissement est très significatif : l'argent devenant la suprême valeur, la bonne chance consiste précisément à avoir de l'argent.

On peut penser que ce goût immodéré de l'argent fait partie de la bourgeoisie. Notez bien que je n'appartiens pas moi-même à la bourgeoisie. Peut-être bien que je serais plus sévère ou plus tendre si j'appartenais à cette classe sociale, devant certains de ses défauts. Je comprends l'irritation de certains jeunes bourgeois, irritation en partie motivée, en partie injustifiée, car voyez-vous, l'homme vit en proie à ce que les hindous appellent l'égarement des contraires, et quand il souffre de certains défauts inhérents à certains climats sociaux, il est tenté d'exagérer ces défauts précisément parce qu'il en souffre, et de ne trouver que des qualités dans les milieux différents ou opposés. Si on se débarrassait de cela, on aurait beaucoup plus de pondération dans les jugements. C'est ce que notre ami Gabriel Marcel appelait les "crédits frauduleux". Cela me rappelle le héros d'un vaudeville qui, élevé dans une certaine bourgeoisie collet monté, avait pris en horreur les honnêtes femmes étant donné tout ce qui pouvait se cacher de suffisance et d'hypocrisie sous cette vertu. Et puis il se mit à fréquenter les prostituées qui lui paraissaient parées de tous les idéals, et au bout de peu de temps il s'est suicidé quand il a vu que les putains - dit le texte - ne valaient pas mieux que les honnêtes femmes. Il faut se méfier beaucoup de ce type de crédit !

Je crois que ceci est incontestable, et en plus l'usage de l'argent, non pas réduit seulement à l'individu mais à la famille si on peut dire - il faudrait analyser ce qu'a pu représenter la famille bourgeoise - autrement dit la bourgeoisie a été ignorante, trop longtemps et trop souvent, du caractère communautaire de la propriété, tandis que le fief aristocratique avait un caractère infiniment plus communautaire : il y avait non seulement la famille, mais il y avait ce que les romains appelaient "la gens". Car n'oublions pas dans une civilisation fondée sur l'argent que, celui-ci a quelque chose qui l'apparente étrangement à la matière, dans ce sens que d'une part il est extensible à l'infini, et d'autre part il est morcelable à l'infini ; d'ailleurs le code Napoléon a en quelque sorte sanctionné cette tendance bourgeoise, en donnant comme loi que nul n'est tenu de rester dans l'indivision. Et bien si nul n'est tenu de rester dans l'indivision, nul n'est tenu de rester dans la vie pour l'excellent de raison que la vie est indivisible. La vie, on ne peut pas la dilater à l'infini, mais on ne peut pas la morceler à l'infini sans la tuer.

Matérialisme, légalisme

Le caractère anonyme de l'argent a été je crois, un des grands inconvénients du règne de la bourgeoisie, car d'une part l'argent extensible favorise terriblement la démesure et l'avidité, et l'argent morcelable crée la séparation et supprime la collaboration. Et d'ailleurs, c'est ce côté abstrait, impersonnel de l'argent qui a certainement joué son rôle dans l'exploitation de la classe ouvrière pendant le siècle dernier. Je n'aime pas beaucoup insister sur ce point, car c'est un terrain battu et rebattu, et que toutes les propagandes ont exploité démesurément et exagérément, mais enfin c'est un fait, ce qui s'est passé au siècle dernier ! Et cela tenait justement sans doute au caractère anonyme des entreprises devenues subitement géantes.

En tout cas cet individualisme, ou ce familialisme, a séparé la bourgeoisie de la communauté, de la cité, de la chose publique. Il y a une grande parenté entre le capitalisme et la chose privée, individuelle et familiale. Je vous parlais tout à l'heure de ce durcissement de la famille bourgeoise fermée sur elle-même, et cela, c'est un fait. Il y a eu également un déclin de civisme, de l'enracinement, l'argent anonyme, l'argent vagabond tenant très facilement lieu de patrie, ce qui fait que le bourgeois également, n'a pas fait tout son devoir politique et social ; il s'est accommodé de tous les régimes. Que de capitulations politiques dans la classe bourgeoise pour sauver l'économique ! Il y a eu une forte complicité bourgeoise dans l'accession d'Hitler au pouvoir. L'important c'était de sauver ce qu'on avait, la couleur politique n'importait pas beaucoup ; mais finalement on s'est aperçu après que la politique importait énormément. Et - c'est en cela qu'on peut stigmatiser la courte vue du bourgeois en matière sociale et politique. Il y a un certain retard de l'homme qui à l'époque s'est trop alourdi, comme dans le conte de Voltaire. Ainsi, premier défaut : matérialisme.

Autre défaut, le moralisme bourgeois avec son légalisme, son formalisme. Son origine est d'ailleurs assez facile à cerner par opposition à la noblesse. Le moralisme a sévi surtout dans la bourgeoisie de robe d'abord et dans la bourgeoisie d'argent, dans la bourgeoisie industrielle ensuite.

Et je crois qu'il a une parenté à élucider entre une certaine moralité, et la conquête et la conservation de l'argent. L'argent est un bien extérieur qui risque de déteindre terriblement sur les vertus qui le procurent, C'est-à-dire qui risque de las rendre extérieures comme lui, puisque l'argent est un bien extérieur. Aussi les vertus bourgeoises les plus importantes ont été l'honnêteté en affaires, le travail, la sobriété, que sais-je encore… Et dans le fruit de ses efforts, le bourgeois voyait souvent, c'est en partie vrai, c'est en partie faux, une espèce de bénédiction divine, ce qui a été le cas dans certaines sociétés bourgeoises religieuses.

Alors là, on peut observer un phénomène curieux, l'honnêteté étant la principale vertu, le bourgeois qui paye ses dettes s'oppose au noble endetté. Cela est très significatif. Un grand médecin me disait un jour : "La meilleure clientèle est celle des paysans et des bourgeois, parce qu'ils ne discutent pas et ils paient.- Et la pire clientèle, lui ai-je dit ? - La pire clientèle, c'est les nobles. D'abord ils croient vous faire trop d'honneur en vous consultant, et ensuite ils oublient de vous payer". C'est extrêmement généralisé, mais tout de même vous voyez le clivage entre deux conceptions de la vie.

Honorabilité, moralité

Il serait bon d'observer de très près un glissement dans l'ordre des vertus morales qui va de l'honneur à l'honorabilité. L'honneur est une vertu aristocratique, et l'honorabilité, en gros c'est une vertu bourgeoise. Ce n'est pas la même chose, honneur et honorabilité ! Est-ce que vous oseriez dire que Bayard, ou bien Don Diègue dans le mythe de Corneille, étaient des hommes honorables ? Non, c'est un peu faible le mot honorable. Vous me direz que l'honneur est un phénomène social, oui, certes, mais c'est un phénomène social par référence à une norme idéale et transcendante, et non pas par simple respect de l'opinion publique, non pas en faisant tout simplement tout ce qui se fait. Tandis que l'honorabilité ne concerne nullement le juge intérieur, elle ne concerne nullement le tribunal invisible que tout homme d'honneur a devant lui, elle concerne simplement la justification d'un homme devant l'opinion des autres hommes.

Dans l'honorabilité c'est la surface sociale qui compte, c est le for extérieur. Cela se fait ou cela ne se fait pas. Ce n'est pas une valeur bourgeoise par exemple que la devise de je ne sais quelle famille aristocratique : "Si omnes ego non" -"Si tous, moi pas".

Je parle des défauts de la bourgeoisie, encore une fois je ne dis pas que tous les bourgeois sont comme ça ! mais enfin il y a le moralisme et le juridisme bourgeois, le conformisme, l'obéissance aux conventions, l'obéissance à la mécanique sociale, sous plusieurs raisons. D'abord le bourgeois voltairien du siècle dernier a d'autant plus exalté la morale qu'il avait déserté la religion, et la vie intérieure que la religion implique. Alors la morale est montée très haut dans le zénith des valeurs. Mais même à l'intérieur de la religion, il y a eu le même durcissement moral. Au Moyen âge elle était mystique, morale aussi, ça va de soi, aucune société ne peut vivre sans morale ! Mais elle était avant tout mystique. Peu à peu, à partir du jansénisme, phénomène assez bourgeois, elle a glissé vers la morale. Quand on pense à ce que pouvait être la morale catholique ! Je ne parle pas de la morale protestante que je connais moins, mais le sacristain et le mômier, j'ai bien l'impression que ça se vaut quand on emploie ces mots au plus mauvais sens du terme. À la limite, Dieu était simplement le gardien de l'ordre bourgeois ; et le formalisme ! et la comptabilité pieuse ! de telle façon que les bonnes actions devenaient le versement d'une prime d'assurance contre l'incendie éternel ! J'ai encore connu cette mentalité.

Mais regardez le juridisme, qui avait pénétré dans la morale catholique en particulier. Est-ce que vous avez lu Saint Alphonse de Ligori ? Mon Dieu ! Comme amoureux de la Sainte Vierge, je dois dire que je l'estime beaucoup. Mais comme moraliste ! évidemment, il avait le malheur d'être avocat -- ce qui n'est pas un malheur en soi - seulement il avait mis du juridisme jusque dans les commandements de Dieu. Par exemple, dans son traité de morale sexuelle, Mon Dieu, Seigneur… Quand il distingue dans le corps humain, les parties honnêtes, les parties insolites et les parties honteuses ! Et tout est classifié du dehors. Les parties honteuses, vous devez deviner ! Les parties honnêtes, c'est le visage à l'exclusion de la bouche, les avant-bras et les jambes à partir du genou. Puis alors là nous allons vers ! insolite, et puis alors on va également vers le honteux. Alors les attouchements ? Et bien toucher une femme, si ça ne montait pas plus haut que le coude, ça pouvait être excusé de péché mortel. Si ça montait plus haut, alors on avait franchi les limites entre le péché mortel et le péché véniel, en oubliant peut-être de dire dans quel état d'âme on touchait l'avant-bras ou bien le haut du bras ! C'est un autre problème n'est-ce pas.

Conservatisme

Tout cela, alourdi de matérialisme, la lettre étouffant l'esprit. Un conservatisme effroyable. On me traite de conservateur quelque fois, alors je suis bien placé pour dire du mal du conservatisme. Non, je suis traditionnel, ce n'est pas tout à fait la même chose. Car la conservation conserve quelque chose qui est figé, alors que la tradition transmet, précisément, et tout ce qui se transmet, à moins qu'il ne s'agisse d'un objet matériel, change, prend la couleur de celui qui le donne, puis de celui qui le reçoit ensuite, et subit des transformations sans fin, en restant quand même dans l'axe de quelque chose d'essentiel qui est la tradition.

Quant à la conservation, vous comprenez, je ne me sens aucun goût pour les conserves ; en général elles ne valent pas les produits frais ! Quand on me dit que je suis bien conservé, ce qui d'ailleurs n'est pas vrai, ça ne m'amuse pas beaucoup, car il y a mille manières de conserver. Mettre du sel, saler, ça conserve. À côté du sel, il y a le sucre, et alors les confitures se conservent aussi, mais le fruit ne se développe pas là-dedans, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y a des vertus sucrées, il y a des vertus salées, il y a même des vertus acides : le vinaigre également conserve très bien, les cornichons par exemple : il y a certaines vertus qui évoquent le cornichon également ! Et puis enfin, il y a la mise en botte ! c'est l'idéal ! Un corps qui est mis dans une botte est soustrait immédiatement à toutes les menaces de la corruption, et en même temps à toutes les promesses de la vie et de l'avenir. C'est un idéal que je n'ambitionne pas, bien loin de là.

Le traditionalisme vrai est fidélité à l'esprit, tandis que le conservatisme est fidélité à la lettre. C'est peut-être d'ailleurs en partie pour cela que tant de bourgeois, hautement vertueux par ailleurs, mais murés dans leur juridisme, n'ont pas pris conscience de la nouvelle situation créée par l'expansion industrielle et les devoirs humains qu'elle impliquait. Il n'y a pas eu seulement l'avarice, mais il y a eu le manque d'imagination, qui a été terrible ! J'ai encore connu l'époque - j'ai l'air de faire le démagogue mais vous verrez tout à l'heure que je ne le suis pas où une dame honorable très sympathique, aimant les pauvres, communiant tous les jours, quand elle allait au théâtre, faisait attendre la bonne jusqu'à une heure du matin, uniquement pour délacer son corset ! Maintenant nous vivons sous la dictature des domestiques quand on en trouve, car la roue a tourné. Je me souviens un jour, lors d'un repas que j'avais pris à Chicago, la maîtresse de maison m'a dit "Dites un mot aimable à la bonne, s'il vous plaît - une vague portoricaine -nous lui avons dit que vous étiez bien gentil" Parce qu'il fallait demander la permission d'inviter ! Les choses vont d'un côté à l'autre, c'est entendu.

Hypocrisie, refoulement

Et puis, il y a eu également, dans ce monde d'écorce et d'apparence, le défaut majeur tant reproché surtout par les jeunes à la bourgeoisie, qui est l'hypocrisie. Car on affichait la vertu, mais enfin il y avait tout de même des entorses à la vertu affichée, et alors l'impératif, le grand impératif, c'était sauver les apparences. C'est ce que Gide appelait les tiroirs d'en-bas, les tiroirs d'en-bas qu'ils ne faut jamais ouvrir : on les recouvre avec les tiroirs d'en-haut. Alors à la limite vous avez le pharisaïsme, le sépulcre blanchi, l'immense conspiration du silence sur toute une partie de la réalité, la sexualité en particulier. L'éducation des filles, enfin - j'en parlais dernièrement à Lausanne - dans certains milieux bourgeois à la fin du siècle dernier et bien avant, et au début de ce siècle aussi, c'était quelque chose d absolument ahurissant, d'invraisemblable. Comme disait Nietzsche qui était témoin de cette époque : "On aura jamais assez d'indulgence pour les femmes « parce qu'on leur donne une éducation où certaines choses non seulement ne doivent pas être faites. mais ne doivent pas même être nommées, sont rejetées dans un mysterium tremendum effroyable. Et après, par enchantement, on les met entre les mains d'un monsieur quand on les marie, auprès duquel toutes ces choses qui hier étaient tout à fait condamnées, doivent devenir un devoir, et une habitude. C'est tout de même une acrobatie pour s'en tirer ! C'est pourquoi on ne sera jamais assez indulgent pour les femmes.

Alors la grande devise quand il y avait des entorses à la vertu, c était celle qu'on attribuait faussement aux Jésuites : "Si non caste, caute." C'est un joli jeu de mots : "Si pas chastement, prudemment". En cachette si vous voulez.

Tout ce climat évidemment n'a rien de particulièrement revigorant. Cela a fait - en partie je le répète. je reviendrai sur les vertus bourgeoises tout à l'heure tout cela a fait un monde factice, empesé, engoncé, morne, sans aération, sans désinvolture. C'est très important, la désinvolture, c'est une vertu majeure, vous connaissez l'étymologie : elle est italienne-espagnole, desinvuolto, c'est-à-dire non ficelé non enveloppé. Il y en avait des ficelles, il y en avait des langes, il y en avait des enveloppements qui duraient. Alors tout cela évoquait l'habit noir et la naphtaline dans le col rigide et cassant du siècle dernier, de l'époque victorienne, qui donnait beaucoup de boutons au cou, le soulier qui blesse, enfin tout ce que vous voudrez.

Et au-dessous, des fermentations sans issue, le refoulement. Freud au début de sa carrière, simple observateur, analysant les actes manqués et certains rêves, dit que refoulement est d'origine bourgeoise. Pourquoi le freudisme est devenu une métaphysique, pourquoi tant d'extrapolations ? Quand Freud nous dit qu'on égare plus facilement les factures que les chèques, par exemple, on sait que c'est vrai, et quand on n'a pas envie de faire quelque chose on l'oublie. Il m'est arrivé un jour d'accepter une invitation à dîner et de m'en souvenir à onze heures moins le quart le soir, et les gens m'avaient attendu pendant plus d'une heure. Parce que c'étaient des raseurs ! J'en étais tout à fait confus, ma conscience voulait bien y aller mais mon inconscient n'en avait aucune envie. Enfin toutes ces observations sont extrêmement justes.

Sentimentalité, conventions, modes

Alors vous avez l'étrange raffinement de la sensibilité, et en même temps le romantisme Saint Sulpicien, très bourgeois aussi. Une espèce de raffinement de la sensibilité également dans les rapports familiaux en particulier. Je crois que c'est le fait d'une ascèse, car la bourgeoisie a été une ascèse, sans sagesse et sans mystique. D'ailleurs cette espèce de sentimentalité familiale est relativement récente. L'ancien régime ne la connaissait pas : il avait un sens de la famille, mais un sens de la famille beaucoup plus que des individus composant la famille. C'était la gens, la famille qui continuait. Mon ami Philippe Aries a fait des travaux très remarquables là-dessus, pour montrer combien il y avait peu de sensibilité familiale sous l'ancien régime. Montaigne, qui n'était pas une brute spécialement douée, raconte qu'il a eu deux filles mortes en bas âge, et qu'il ne se souvenait même plus de leur prénom. C'était la vie… on en faisait d'autres après ! C'était comme ça. Et puis la gens était extrêmement étendue et la famille était à l'intérieur même de la gens. La vie était infiniment plus communautaire.

Faut-il parler aussi d'un libéralisme qui a étouffé la liberté, car en rompant les traditions, la bourgeoisie est tombée dans les conventions, et quelles conventions ! C'est elle qui a représenté pendant longtemps la libre pensée, mais la libre pensée sans pensée. Alors quand on ne pense pas, on ne pense pas librement. Monsieur Homais de Flaubert, c'est un bourgeois, un sous- produit de la bourgeoisie, libre-penseur c'est entendu. Notez bien que quand certains bourgeois étaient croyants, ils ne dépassaient guère le libre penseur, car souvent le libre penseur croit penser librement mais ne pense pas, et le bien pensant croit bien penser, mais comme il ne pense guère non plus, on ne peut pas dire qu'il pense bien ! Ce sont les deux pôles de la même réalité. Alors des conventions donc, qui étaient à mi-chemin de l'enracinement des anciens nobles et de celui des paysans qui d'ailleurs se ressemblaient beaucoup.

La bourgeoisie a eu de grands mérites d'ailleurs. Si je voulais en faire l'apologie, il suffirait de lire un texte de Marx que je n'ai pas sous la main où il montre très bien comment le bourgeois s'est opposé à l'aristocrate guerrier et oisif, et a édifié cette civilisation industrielle, qui a d'abord étouffé le prolétariat, mais qui ensuite profitera au prolétariat. Il y a une longue apologie de l'échelon bourgeois de l'histoire dans Marx.

Mais par sa carence spirituelle et biologique, cette classe dirigeante est très facile à diriger par les fabricants d'opinion, car il y a une étrange affinité entre l'étroitesse d'esprit et la pseudo-largeur d'esprit et les deux phénomènes sont souvent bourgeois. Il y a une étrange affinité entre l'esprit constipé et l'esprit gobeur. On passe très facilement de l'un à l'autre, et ces deux faiblesses procèdent de la même carence vitale, car un être capable d'assimiler vraiment a faim à ses heures et il choisit ses aliments ; tandis que l'autre, celui qui n'est pas capable d'assimiler ou bien repousse tout, ou bien quand les barrières sautent, avale n'importe quoi.

Il s'est produit de tels glissements dans l'Église, j'aime mieux le dire immédiatement ; certaine largeur qui n'est guère qu'un relâchement et une distension, ont suivi l'étroitesse que nous avons tous déplorée à d'autres époques.

Et le bourgeois, il faut le voir aujourd'hui, et il y a quelques années, et il y a assez longtemps ! combien il met sa coquetterie à accueillir toutes les modes qui se présentent, y compris les idéologies antibourgeoises ! C'est extrêmement amusant… Ou bien il a l'instinct de conservation exagéré, réduit à lui-même, non exhaussé, non racheté par d'autres valeurs, ou bien il y a une espèce de tendance au suicide, à l'autodestruction. Le snobisme bourgeois c'est très significatif quand il s'agit d'accueillir n'importe quoi, même le plus antibourgeois. Quel est l'homme qui disait que certains bourgeois sont un peu comme des oies gavées qui défileraient en criant : "Vive le foie gras !" Cela arrive parfois…

Conscience

Même chose dans l'ordre de l'action : dureté d'une part, et lâcheté de l'autre. Un défi de justice d'abord quand on était les plus forts, et ensuite des concessions, et même quelquefois des concessions nuisibles à tout le monde depuis que les revendications prolétariennes sont devenues plus violentes et plus pressantes si l'on peut dire. Et ici se situe, le diagnostic est facile à faire, un phénomène général, qui affecte de nos jours la bourgeoisie comme il affecte toutes les classes dirigeantes à leur déclin. Et ce phénomène, c'est celui de la mauvaise conscience, celle qui suit la bonne conscience de l'apogée, ou plutôt, qui suit l'inconscience de l'apogée, tant qu'une classe sociale, qu'une faction, tant qu' un groupe triomphe, ils ne se posent pas de problème sur leur droit au triomphe. Le fait leur suffit. C, est au moment où les choses vont mai qu'on commence à se sentir coupable. On ne se réfère pas à la norme idéale, on se réfère au succès ou à l'échec.

C'est comme les hommes bien portants -à supposer qu'ils aient une foi religieuse - qui vivent comme il leur fait plaisir, dans un état qu'on qualifie état de péché, et au moment où ils ont la colique, comme La Bruyère le dit déjà, se sentent une mauvaise conscience horrible, ce qui faisait dire à Vauvenargues que la conscience des mourants calomnie leur vie. Autrement dit, ils se voient pires qu'ils étaient, car quand le flux vital s en va, à ce moment-là on est en quelque sorte tout dépareillé, on est malheureux, alors on se demande si on n'aurait pas commis quelque faute. Quelquefois, on n'en a pas commis. Quand on est malheureux., on a l'impression qu'on est sanctionné, c'est extrêmement fréquent.

Je lisais dernièrement à ce sujet le livre du Docteur SPEER ministre de l'armement d'Hitler. Son livre est d'ailleurs remarquable aussi. Il raconte que tant qu' il a été dans l'ivresse hitlérienne, il ne se posait aucune question. Tout allait bien. Et puis, au procès de Nuremberg, et dans les vingt ans de détention qu'il a faits, dans le froid de la cellule, le temps de réfléchir lui est revenu, et à ce moment-là il s'est aperçu que ça n'allait pas très fort.

Mais c'est exactement comme les mourants : Bossuet dit très bien, que le mourant n'est attaché qu'à lui-même, mais au moment où il meurt, il n'a plus d'issue qu'en Dieu s'il est croyant ; alors l'attachement à lui-même se masque de prières et d'actes de contrition, et Bossuet a cette formule magnifique : "Oh pénitence impénitente, oh pénitence toute infectée de l'amour du monde ; le pécheur fait des actes de détachement que son attache lui dicte". Admirable ! Mais il y a de cela dans la bourgeoisie. Et Nietzsche va plus loin quand il dit que toute formation sociale dans sa phase ascendante ne doute pas de son droit à l'injustice ; elle ne s 'aperçoit même pas que c'est une injustice.

Et voilà ! L'autocritique vient de l'échec, le succès justifie. Il dispense même de s'interroger sur ses causes, et alors, après, l'échec crée des retours sur soi qui deviennent exagérés et on assiste trop souvent à une espèce de masochisme bourgeois. Il faut voir des conversations de salon dans les milieux bourgeois les plus huppés sur les horreurs du 19e siècle. On ne parle que de ça, mais on ne pense pas à ce qu'il faut faire aujourd'hui. Le 19e siècle est mort, et la misère ouvrière, on n'y peut plus rien, c'est ainsi.

C'est comme les curés qui déplorent l'inquisition à longueur de journée, ; si on a brûlé des gens on ne peut pas les ressusciter. Et bien pensons peut-être aux idoles actuelles, ce serait infiniment plus important ; au lieu de battre sa coulpe sur le passé, on ferait mieux de préparer l'avenir, ce serait préférable.

Et d'ailleurs aujourd'hui si les bourgeois doutent d'eux-mêmes, les non bourgeois ne doutent pas, eux, de l'avenir, ils ne doutent même pas de leur droit à l'injustice, ils ne doutent pas de leur autorité, ils n'hésitent pas à forger un potentiel industriel et militaire considérable, ils n'hésitent pas à lui sacrifier les biens de consommation, ils n'hésitent pas à faire mourir des milliers d'hommes dans l'intérêt de la révolution précisément parce qu'ils sont dans leur phase ascendante, ou ils croient ! être, ce qui revient au même.

Nouvelles caricatures

Je vous ai montré les défauts de la bourgeoisie, mais maintenant on a ! « impression qu'on touche tout de même au creux de la vague, et peut-être dans ce creux comme l'histoire est oscillante, cyclique et non pas linéaire, nous avons la promesse d'une remontée.

L'histoire, c'est une marée. J'ai horreur de la mythologie du progrès et de l'idée linéaire de l'histoire. Tout ce que nous savons de l'histoire nous montre qu'elle est cyclique, ce qui ne veut pas dire qu'elle reproduit exactement les mêmes choses, elle ne reproduit pas l'identique mais elle reproduit le semblable, comme la nature. Dans la nature, après l'hiver vient le printemps, il ne vient pas un printemps qui soit le décalque du printemps précédent, mais il arrive tout de même qu'il fasse moins froid que dans l'hiver et que les plantes poussent. C'est le cas de tous les printemps.

Dans l'histoire c'est exactement la même chose. Car enfin si la bourgeoisie a déformé et sclérosé les valeurs qu'elle représentait, une bonne partie de la bourgeoisie du moins, que dire des nouvelles valeurs ou des nouvelles non-valeurs qui tendent à remplacer les valeurs bourgeoises ? car enfin, "le bourgeois", en mettant le mot entre guillemets, a aujourd'hui le grand avantage de connaître à leurs fruits les hommes et les idéologies qui ont pris sa place, car la bourgeoisie telle que je l'ai décrite n'est plus la classe dominante dans les pays socialistes, et même étant donné les jeux de la politique et les jeux de la technocratie, elle n est plus la classe dominante dans les pays dits capitalistes ou du moins ce capitalisme-là n'a rien à faire avec le bourgeois, type physique et moral ; par exemple les sociétés multinationales, qu'est-ce que ça a de bourgeois au sens que je viens d'indiquer ? Et de même l'esprit bourgeois, les valeurs bourgeoises avec leurs avantages et leurs déformations, sont battus en brèche sur toute la ligne aujourd'hui, et cela mérite je crois d'être analysé point par point.

J'ai parlé des caricatures de certaines valeurs par la bourgeoisie, mais par quelles caricatures au sens inverse remplace-t-on aujourd'hui les caricatures, les déformations bourgeoises. Sur le plan économique par exemple. Notez que je schématise beaucoup puisque je suis obligé d embrasser un sujet extrêmement vaste. La propriété privée des moyens de production a été incontestablement cause d'abus, personne ne songe à le nier. Mais que penser de la propriété publique vers laquelle nous allons. Il faut que les moyens de production soient à quelqu'un. Il est assez curieux qu'au siècle dernier, dans tous les manuels religieux, on nous disait que le fait qu'il y ait des riches et des pauvres correspondait à une loi naturelle, et même à la volonté de Dieu, que les pauvres n'avaient qu'à se résigner et que les riches n'avaient qu'à être bons. On considérait ça comme tout à fait normal. Aujourd'hui on trouve cela tout à fait scandaleux. Je veux bien, mais est-ce que par exemple l ! étatisation telle qu'elle existe - vous me direz qu'il y a d'autres voies : les voies communautaires, celles de l'autogestion, celles de la petite communauté à portée d'homme, je le sais : ces voies ne sont pas interdites, je les souhaite même. Ce que je veux dire, c'est qu'elles sont très difficiles à réaliser.

Si je faisais de la politique, je vous dirais que dans un pays comme les nôtres, comme la France en particulier, personne n'empêche des hommes qui ont du talent, qui ont une capacité de travail, qui ont du capital ou qui peuvent en emprunter, personne ne les empêche de s'associer pour vivre dans un régime autre que le régime du salariat.

Aucune loi ne les empêche, ni les mœurs, ni rien - les cœurs peut-être, mais enfin on peut les dépasser, -. En tout cas, ce n"'est pas un péché, ce n'est pas un crime, on n'est pas montré du doigt. Pourquoi le fait-on alors aussi peu que possible, c'est que vraiment cela exige des vertus et des compétences qui ne sont peut-être pas à la portée des hommes, c'est tout. J'en ai vu crouler des communautés comme ça, elles n'ont pas été détruites tellement par la concurrence capitaliste, mais voilà, ça marchait mal, enfin ceci dit en passant, ce n'est pas le problème.

Ce qui fait que finalement, si on supprime la propriété privée, on tombe dans la propriété publique, et à la limite, atteinte à peu près partout, en tout cas dans les pays socialistes, on tombe dans l'étatisme, avec une nouvelle classe dirigeante. Est-ce qu'elle vaut tellement mieux, est-ce qu'elle vaut même autant, enfin je ne veux pas mépriser mon pays puisque je suis à l'étranger, quoique je m'y sente très peu, à l'étranger ; regardez ce que représente le parasitisme, l'anonymat, l'irresponsabilité dans les services publics, à moins que les services publics aient eux aussi des structures, des traditions, une espèce d'autonomie, comme c'est le cas en France pour les Ponts et Chaussées très souvent, pour les Tabacs et même pour les Chemins de Fer. C'est curieux, c'est pour les vieilles institutions en général. Pour les jeunes, alors comme la Sécurité Sociale ou autres, c'est beaucoup plus la pagaille parce que ça n'a pas eu le temps de devenir un enracinement. Mais enfin il y a là je crois quelque chose de très significatif.

Mais regardez, je ne calomnie pas mon pays : il y a quelques années à Marseille 4000 enfants fictifs touchaient les allocations familiales. On avait trouvé des cartes, on les fabriquait, et puis on les inscrivait un peu partout, ce qui fait que deux couples totalisaient 4000 enfants, et encaissaient 40 millions de francs anciens par mois. Ils les dépensaient à Barcelone, c'était beaucoup plus prudent, car à Marseille leur train de vie aurait pu impressionner les gens et surtout leurs voisins ; ça a duré quatre ans cette comédie. Qu'est-ce que vous voulez, les fonctionnaires ! on leur présentait des, papiers, les papiers étaient en règle… il y avait des papiers ! on ne voit plus les gens, on ne voit que des papiers.

Ca me fait penser à un voyage que je faisais un jour, d'Allemagne en Belgique en passant par la Hollande. J'avais 30 kilomètres de Hollande à traverser. Je passe au poste allemand, à ! époque on y faisait viser les passeports, vers les années 46, on était un peu rigoureux. J'arrive à la frontière allemande, alors là, il y a un policier allemand qui timbre mon passeport. J'arrive au poste hollandais, 500 mètres plus loin, personne. Klaxon… rien, ils devaient dormir, les Hollandais ! J'ai passé que voulez-vous ! Je fais 30 kilomètres, j'arrive au poste hollandais sortie. Je présente mon passeport, le douanier me dit : "Monsieur, où êtes-vous entré ? - Je suis entré à tel endroit - Il n'y a pas de visa. -- Ils dormaient, vos collègues, d'ailleurs voyez, il y a le visa allemand qui prouve que je suis sorti d'Allemagne au même endroit Moi, les Allemands, connais pas ! D'accord, Monsieur, mais enfin. Il me dit : Vous comprenez, il faut le visa d'entrée pour avoir le visa de sortie. - Si on ne me l'a pas donné, le visa, que voulez-vous que j'y fasse ! Alors il a eu ce mot sublime : -Mais Monsieur vous ne pouvez pas sortir, puisque vous n'êtes pas rentré ! C'est le fonctionnaire dans toute sa grandeur. La personne en chair et en os qui était là n'était pas rentrée, ce qui comptait, c'était le papier !

Alors finalement, pour les gosses de Marseille, la farce aurait pu durer longtemps. Mais à Barcelone, les deux couples devaient avoir trop d'argent, et ils ont commis la sottise de faire un crime. Alors, la police espagnole a perquisitionné, et a trouvé ce monceau de cartes d'identité d'enfants au même nom et les a communiqués à la police française parce que cela ne les intéressait pas et le pot aux roses s est découvert comme ça ! 40 millions par mois ! Quelle est l'entreprise privée même importante qui pourrait se permettre ça ? Et des exemples pareils - celui-là est énorme -on en trouve partout !

Je ne sais pas ce qu'il en est des assurances sociales, mais chez nous, la façon dont nos pauvres paysans ont été médicalisés, empoisonnés, quand ils ont eu la promotion ! Je n'ai rien contre le principe de l'assurance, ce qui est atroce c'est qu'il soit étatique ! cela devrait être fait à l'échelle de la communauté, du village, de l'entreprise, d'une profession, d'un groupe où les gens se connaissent et se contrôlent un peu tes uns les autres, où l'on sait que si on prend deux jours de congé illicite, c'est tout de même un homme qu'on connaît qui le paiera. Tandis que si c'est l'État, la vache étatique, on suppose qu'elle a des mamelles inépuisables, et puis on ne voit pas. Alors, qu'est-ce que vous voulez, ça vous donnerait du goût pour la rigueur bourgeoise, ces choses-là.

On me dit : les riches, les attaques contre eux, vous comprenez je ne me défends pas moi-même, mais enfin ça m'amuse extrêmement. On indique l'Évangile. Mais l'Évangile dit que le métier de riche est difficile, qu'il est plein de dangers, plein d'embûches, et qu'il est plein de responsabilités. Il ne dit pas qu'il faille faire vœu de pauvreté au profit d'un monstre, le monstre étatique, le plus froid de tous les monstres, froids, dirigé par qui, pas par des pauvres en général ! qui concentre en lui tout pouvoir et toute richesse ; il n'y a rien de plus dangereux je crois que l'absorption de l'économique par le politique, car si l'économique appartient au privé, et peut comporter et comporte fatalement des abus, quand il tombe dans le domaine public, quand il appartient à l'État, seul patron, c'est la Tyrannie absolue i On parle beaucoup du mauvais usage des deniers privés, mais que dire de l'usage des deniers publics

Argent et crédit

Et quant à l'attitude de l'homme vis-à-vis de l'argent, cela m, amuse beaucoup. Aujourd'hui, c'est également de mode de mépriser l'argent, mais quel est l'homme qui peut s'en passer ? Une chose nécessaire ne peut pas être méprisable par elle-même ; elle peut l'être par l'usage qu'on en fait. Je dirais même que dans l'avarice il y a une certaine ascèse qui disparaît, dès l'instant qu'on tombe dans un trop grand mépris de l'argent et surtout dans un mépris qui ne conduit pas aux rigueurs de la pauvreté, mais souvent au gaspillage. Quand j'entends des enfants dire aux parents," votre sale argent, il arrive qu'ils aient raison à demi, mais il arrive également qu'ils en profitent. Et quand on voit par quoi est remplacée l'économie, quand on voit combien les gens s'endettent facilement, ce qui d'ailleurs bouscule l'économie et ce qui psychologiquement est mauvais. avoir tout à crédit comme aujourd' hui.. quand il s'agit de biens élémentaires, je comprends ; mais le crédit qu'on fait pour le superflu, me paraît misérable.

Je vois des affiches, en Amérique : vous voulez aller dans n'importe quel pays du monde, sans avoir d'argent, panez, vous payerez après ! Et bien je trouve qu'il est bon de préparer un voyage, de l'attendre, de faire des économies, ce qui donne de la saveur. et puis après, si on fait ce voyage, sans connaissances, pour un caprice, peut-être n'aura-t-il pas été tellement délicieux, aura-t-on pris la malaria, que sais-je ? Bon. Et puis après il faudra payer quand c'est passé : payer ses dettes, n'est pas enivrant, et s'il faut choisir entre le bas de laine d'autrefois - qui n 'est pas transcendant et le panier percé, je crois que je préférerais peut-être le bas de laine.

Nouvelle morale

Quand aux conventions, Seigneur ! On a accusé les conventions bourgeoises, mais là on pourrait redire le proverbe italien : "Il lupo muto il pelo non il vicio "Le loup change de poil, mais il ne change pas de vice". Et le malheur dans l'humanité, c'est qu'un conformisme remplace l'autre. J'ai dit beaucoup de mal du conformisme bourgeois, mais le conformisme actuel ! Le snobisme, les nouvelles grilles qu'on applique à la réalité, la nouvelle morale, les nouveaux bien-pensants du mal pensé, si on peut dire. Le nouveau respect humain par lequel on rougit de la vertu, de la tradition, comme on rougissait autrefois de ses écarts et de ses fautes. Elle existe, cette nouvelle morale, il y a de nouveaux impératifs, car enfin, qu'on le veuille ou non, l'homme est un animal moral, il n'est pas un animal impulsif. Ah, s'il pouvait réaliser l'animal en lui ce serait merveilleux, mais malheureusement, il a besoin de règles. Alors nous avons une littérature obscène, qui devient-, une littérature de patronage, oui, il n'y a pas d'autre mot, seulement c'est un autre patronage !

Enfin vous pourriez réagir à l'infini ... Une fille me disait il n'y a pas tellement longtemps : "Quand on pense à ce que pouvait être la virginité chez le bourgeois d'autrefois, Seigneur ! ça faisait partie de la dot, d'ailleurs, dans bien des cas". Mais enfin, une fille qui demande : "Mais Monsieur,vous pensez qu'on est vraiment névrosé quand on est vierge à 20 ans ?- c'est la nouvelle morale ! Ce qui était interdit hier devient obligatoire aujourd'hui, c'est l'oscillation. Alors je lui ai répondu : "Mon petit, je ne vais vous faire aucune morale, mais le jour où vous la perdrez, votre virginité, et bien écoutez, que ce soit par passion, que ce soit par plaisir, ce que vous voudrez, mais au moins pas pour obéir à la nouvelle morale, s'il vous plaît ! - On en est là.

On parle de l'audace ! rien de plus conventionnel que les audaces du monde actuel. On brise les tabous, mais c'est la mode de les briser. Je lisais dernièrement une note sur un film qui recule les limites de l'audace. Un film pornographique, évidemment. Alors je prends le dictionnaire, car j'aime connaître le sens des mots. Et bien l'audace, c'est un courage qui consiste à mépriser de très grands risques. Un audacieux dans une guerre par exemple, c'est un homme qui va devant les mitrailleuses, devant les canons, qui court de grands risques. Dans le film pornographique en question, quel risque y a-t-il eu, celui d'encaisser des centaines de millions, c'est tout. Alors ne parlons plus de risques, ni d'audace. L'audace précisément c'est de protester contre cette littérature parce qu'on se fait traiter de vieux jeu", de tardigrade.

Quand Monsieur Royer s'est présenté à la présidence de la République - je ne le présente pas comme l'homme idéal, car il a des côtés petit bourgeois, c'est entendu, mais enfin quand il criait contre la pornographie, le nudisme, etc... et bien une fille s'est carrément dénudée devant l'auditoire, et elle a été applaudie à tout rompre. Il a reçu une bonne volée de tomates sur la figure et la fille a été acclamée. Et bien, qui a eu de l'audace, c'est Monsieur Royer, pas la fille, parce qu'elle était dans les conventions, dans le goût du jour, dans la ligne...

Quant à l'hypocrisie ! tant reprochée à juste raison à une certaine fraction de la bourgeoisie. Aujourd'hui, il y a le mythe de la sincérité, mot que je ne peux plus supporter. Je crois au mot vérité ; sincérité ne veut rigoureusement rien dire. Il s'agit de savoir à quel niveau on est sincère, ce qu'on exprime. Quand je lis par exemple dans un magazine, une page réclame pour des graphologues, et que l'image publicitaire montre une fille qui lit une lettre sur laquelle est écrit : "Je vous aime" avec cette légende : est-il sincère, la graphologie vous le dira. Ce n'est pas de graphologie que je parle, mais qu'est-ce que ça veut dire ? Quand un homme dit à une jeune fille je vous aime, il est toujours sincère, à moins que ce soit un chasseur de dot, peut-être, uniquement. Il n'y en a plus de dots, maintenant, alors ? Seulement, il peut l'aimer au niveau où l'on aime le caviar, par exemple. Il aime ! Il peut l'aimer au niveau où Dante aimait Béatrice, et tous les intermédiaires sont possibles entre les deux. La question n'est pas de savoir s'il est sincère, mais de savoir à quel niveau il aime.

Alors si la sincérité consiste à étaler n'importe quoi, à dire n'importe quoi, pas d'accord. Je dirai même qu'à la limite je préférerais l'hypocrisie à l'exhibitionnisme, d'une certaine façon le sépulcre blanchi au tombeau à ciel ouvert, parce que le sépulcre blanchi, au moins le cadavre pourrit à l'intérieur, on ne le voit pas, tandis que le cadavre à ciel ouvert, il infecte toute l'atmosphère. Je préfère le vêtement, à l'étalage des vilains corps, car enfin ce n'est pas tout d'être nu, il faut encore être beau ! et quand on voit certains camps de nudistes ...

Et d'ailleurs ceci est très significatif : ils disent que c'est naturel, tout cela, l'exhibitionnisme en général, dire tout ce qu'on pense, faire tout ce qu'on veut, dès l'instant qu'une chose est étalée, elle est absoute en quelque sorte, ça ne suffit pas ! et on se réfère à la nature. Diable ! mais la nature voile beaucoup de choses ! La nature n'exhibe pas les entrailles, justement, ce ne serait pas beau : il y a la peau. La plus belle femme du monde éventrée, qu'est-ce qu'il en reste ? On a bien l'impression qu'on montre ses viscères, carrément, dans une certaine littérature en particulier. Et l'art humain, ne cache-t-il pas beaucoup de choses ? Il y a beaucoup de rapport entre une certaine forme de sincérité et la décomposition et l'éboulement. Prenez la plus belle maison du monde, elle voile beaucoup de ses éléments : on ne voit pas toutes les poutres, on ne voit pas tous les chevrons. On ne voit pas l'intérieur de toutes les pierres, on ne voit pas le sable, on voit ce qu'il faut voir. Mais quand une maison s'effondre, elle met tout à nu. Alors les tuiles vont d'un côté,les poutres de l'autre et les chevrons : à ce moment-là elle est sincère, elle montre tout ce qui est en elle, de même qu'un corps qu'on ouvre. Soit dit en passant, il arrive qu'on en ait assez de la nouvelle hypocrisie qui remplace l'ancienne, assez de ces retours à la nature qui consistent à filtrer tout ce qui en elle flatte nos impulsions les plus misérables, les plus éphémères, et à en éliminer les finalités profondes.

Je me souviens un jour d'une conversation avec une petite dame, nudiste d'une part, "libre échangiste sexuelle" de l'autre, qui me disait : "Qu'est-ce que vous voulez, je ne comprends pas ! Un homme comme vous! on m'a dit que vous étiez l'homme de la nature : regardez les animaux, enfin ! Est-ce qu'ils font des complications dans les histoires sexuelles ? Dans la nature, on a un désir, on l'assouvit". Je lui ai dit : "Madame, je vous admire, je n'ai rien à objecter en effet, mais êtes-vous sûre que vous suiviez la nature à ce point ? La nature biologique, la bonne nature, enfin". Elle m'a dit : "Mais oui, Monsieur." Alors je lui ai dit : "A ce compte, avec les libertés dont vous parlez, vous devez être au moins à votre dixième enfant ?

Oh Monsieur, mais voyons, au siècle de la pilule ! "Je lui ai dit : "Oh Madame, sur quel arbre la cueillez-vous, dans la nature, la pilule ?" Il faut s'entendre.

On pourrait parier aussi d'autres hypocrisies. L'hypocrisie moderne consiste à ne plus rien appeler par son nom quand il s'agit de choses désagréables. Autrefois au moins on appelait les choses par leur nom, l'impôt en particulier. En provençal, on dit la taille, ça dit ce que ça veut dire, la taille ! On était d'ailleurs taillable et corvéable à merci. "Tu as payé tes tailles". Maintenant, l'impôt on n'en parle plus. En parlent encore ceux qui les paient, mais pas ceux qui les font, sous couleur d'aménagements fiscaux. On ne parle plus de pays sous-développés, comme si le sous-développement matériel était une honte - peut-être bien que c'est un grand privilège - On dit: pays en voie de développement ...

On ne parle plus, que sais-je encore, de la guerre. Elle est partout, mais on n'en parle pas. On ne la déclare pas, il n'y a plus de ministres de la guerre, il n'y a plus que des ministres de la défense. Tout le monde se défend, tous d'innocents agneaux. On se demande comment la guerre arrive si personne n'attaque jamais, mais c'est un autre problème.

Les dévaluations, par exemple - ce sont de belles escroqueries, soit dit entre nous, pour les gens qui économisent - Jamais ! Ce sont des alignements monétaires. Les départements ne veulent plus être inférieurs : la Charente maritime pour la Charente inférieure, la Loire maritime ... Comme si le fait d'appartenir au cours inférieur d'une rivière conférait,une infériorité à ses habitants. Elles sont bien plus nobles peut-être, ces rivières, elles sont plus près de la mer qui est leur source commune et leur fin commune. Je ne parle pas des démocraties : on y ajoute populaires.

Le mot pauvre même on ne le dit plus. Je le disais il y a trente ans déjà. Il faut croire que dans une société aussi évoluée que la nôtre, c'est une honte d'avoir des pauvres, et c'est une honte de l'être. En tout cas dans le langage officiel, le mot est complètement volatilisé * ce sont les économiquement faibles, n'est-ce pas. De qui se moque-t-on ? Le mot pauvreté a une dignité, a une profondeur… quand St-François nous dit de la pauvreté : "Cette grande dame, veuve depuis Jésus-Christ ;" Et bien, maintenant, : économiquement faible ! Essayez de transposer : un religieux faisant vœu de faiblesse économique !

Ne disons pas que l'hypocrisie a été uniquement bourgeoise…

Rôle de la bourgeoisie

Alors il se pose une question -. est-ce que la bourgeoisie est finie ? ou bien a-t-elle encore un rôle à jouer, un autre rôle que de prolonger son agonie en se cramponnant à ses derniers privilèges, ou bien doit-elle se reconvertir jusqu'au reniement inclus de tout ce qu'elle pouvait avoir de valeurs et de traditions.

Je ne crois pas qu'elle soit finie. Je crois au contraire que les exemples négatifs que je viens de vous donner constituent un repoussoir qui par contraste pourra tendre à restaurer les valeurs bourgeoises dans ce qu'elles ont de meilleur, pas dans les caricatures. Ces valeurs d économie, de tenue, d'honorabilité même au bon sens du mot, d'honnêteté, de dignité, ainsi de suite.

Vous me direz, la bourgeoisie a-t-elle son rôle à jouer dans la société nouvelle ?

Seulement un problème se pose, quelle sera cette société ? On nous présente comme inévitable, comme inscrite dans l'histoire une société où en effet les valeurs qu'elle représentent n'auront rigoureusement plus rien à voir. Seulement précisément cette évolution est-elle inévitable ? Là il y a une grande astuce de la part de certains idéologues, c'est de nous présenter leurs options comme inscrites dans l'histoire, de telle façon que quoi qu'on fasse on ne pourra pas éviter l'avenir qu'ils prédisent. Et c'est une sorte de venin dialectique qu'on injecte à l'adversaire, qui l'empêche de réagir, et qui paralyse tous ses systèmes de défense.

Un jour j'ai été interrompu, très poliment d'ailleurs, par un interlocuteur qui m'a dit : "Vous n'y pouvez rien, vous voulez ressusciter des valeurs qui sont mortes définitivement. Notre triomphe est inscrit dans l'histoire". Je lui ai dit : "Vous me terrifiez ! Il ne reste plus rien d'imprévisible dans l'avenir. Quelle mécanique épouvantable… Et la liberté de l'homme, et l'inconnu, tout de même. C'est inscrit ! Les inscriptions on les met sur les pierres funéraires, très souvent, quand les choses sont passées. Alors déjà vous avez domestiqué l'avenir, vous le connaissez, vous avez jeté l'ancre sur lui, il n'a plus rien de mystérieux, plus rien d'imprévisible". C'est extrêmement grave cela. Seulement en réalité cela ne signifie rien, car l'avenir personne ne le connaît. Mais il y a une certaine manière de conjuguer l'histoire au futur antérieur qui me parait inquiétante.

Alors schématisons. Je crois que le vrai problème aujourd'hui, le seul, est celui de

la survie de l'homme en tant qu'être conscient et libre, à ce titre terriblement menacé Le problème aujourd'hui est de savoir si nous allons retomber dans la barbarie, je ne le souhaite pas. Ou bien alors, il s'agit de savoir, et c'est beaucoup plus important encore, si nous échapperons au totalitarisme. Et d'ailleurs quand je dis totalitarisme, je n'attaque pas telle ou telle idéologie, j'attaque le totalitarisme en lui-même, c'est-à-dire un système bloquant l'économie, le politique, le culture, le religieux, en faisant une espèce de pseudo-unité, et qui menace de s'étendre sur toute l'espèce humaine.

Est-ce qu'il y a un avenir pour la qualité, pour la hiérarchie, pour la liberté, en d'autres termes y a-t-il un avenir pour des relais entre l'individu et la puissance anonyme de l'État ? C'est au fond le grand problème aujourd'hui, Et bien je crois que ce qui reste d'authentique dans la bourgeoisie peut contribuer à assurer ces relais, d'abord en tant qu'elle garde une tradition de culture, de sagesse qui s'effrite tous les jours.

La bourgeoisie n'a pas le même passé que certaines autres formations sociales, c'est entendu, mais elle en a un tout de même ; or la suppression du passé est moins inquiétante pour le passé lui-même que pour l'avenir. Sur le passé on ne peut plus rien, mais la méconnaissance du passé compromet le présent et le futur. Quand Châteaubriand écrivait: "Gardons nous d'abattre les colonnes du temple, on peut abattre sur soi l'avenir", il savait ce qu'il disait. Il y a une terrible disette spirituelle dans tous les pays, qui suit la destruction des réserves. Le manque de spiritualité profonde aux Etats-Unis représente quelque chose à ce point de vue. Simone Weil le disait - exagérément d'ailleurs - que les Américains sont un peuple impropre au surnaturel, parce que sans passé. C'est très sévère, c'est un blocage très grave. Mais j'ai vu deux Américains admirateurs de Simone Weil. Ils venaient des îles Hawaï, c'est vrai, là, il n'y a pas beaucoup de passé. Ils m'ont dit : "Comment peut-on créer un passé quand on n'en a pas." Je leur ai dit : "Vous avez un certain passé, celui de la république étoilée, et puis ensuite vous avez tout le passé de l'humanité, vous êtes bien venus de quelque part, et bien reprenez-le !

La bourgeoisie je crois a un rôle à jouer, également, en tant que travailleuse, créatrice si on peut dire, centrée sur la liberté, centrée sur la responsabilité privée.

Alors si elle a un avenir, il est clair que cet avenir doit consister à réinsérer dans le tissu social des éléments vraiment communautaires. Pour cela, il faut qu'elle renonce à son individualisme, au familialisme dont j'ai parlé tout à l'heure, et qu'elle recrée au niveau et à portée de l'homme une communauté de destin vécue,qui rassemble des individus en vue d'un but commun compris et senti comme tel. Si on ne recrée pas ces flots de travail, d'entreprise, de civilisation, ces petits groupes où les hommes se connaissent et se contrôlent les uns les autres, nous allons soit vers la barbarie, soit vers le totalitarisme.

Et bien, le crois que pour cela la propriété privée, je l'ai dit,comporte d'immenses avantages. Proudhon, qui n'est pas suspect d'être défenseur de la bourgeoisie dit que la propriété est le refuge de la liberté, et l'arme la plus efficace contre la tyrannie. Aussi, au lieu de la supprimer, la propriété privée, il voulait la disséminer. On aurait intérêt à le faire. En un mot il importe de refaire une société d'hommes libres et d'hommes responsables en même temps.

Et ici la bourgeoisie, non pas en tant que classe sociale déterminée, structurée homogène et fermée, mais en tant qu'elle incarne certaines valeurs, la bourgeoisie avec son sens de la liberté (libre entreprise) de la responsabilité personnelle (le patron était responsable) a beaucoup à apporter, à condition je le disais à l'instant, de garder ce sens de ta liberté et de la responsabilité, mais en sortant de l'individualisme. On peut tout de même concevoir des notables, des élites, qui seraient des catalyseurs de ces communautés et en même temps des freins, des éléments modérateurs devant la montée de la technocratie qui est tout de même extrêmement inquiétante.

Il s'agit justement d'être des héritiers, car c'est l'avenir même de la civilisation est en jeu, nous avons un héritage à transmettre, un capital de mœurs, de traditions, de culture. Il est très important. Ce capital n'est pas un trésor, ce n'est pas un talisman, c'est tout simplement une semence très fragile sur laquelle il faut veiller tout au cours de la vie. Seulement il y a deux tentations qui nous menacent. La première c'est de s'incruster au talisman, ce qui arrive à certains bourgeois, ou bien de le rejeter complètement, comme s'il avait épuisé toutes ses vertus. En réalité, puisque j'ai parlé de semence, ce qu'il faut c'est justement adapter la semence et la plante aux conditions du monde actuel. Évidemment il s'agit d'un repiquage perpétuel. C'est la vie elle-même. Autre image, il faut s'adapter aux nouvelles conditions de vie comme un bateau qui sait où il va et qui domine ces conditions de vie, et non comme une épave qui va à tous les flots. À la limite donc, transposer ces vertus bourgeoises dont je vous parlais car les caricatures dont je vous entretenais dérivent de ces vertus, les transposer dans les nouvelles conditions de vie. Ceci est essentiel.

Par là peut-être, on pourra lutter contre le phénomène le plus monstrueux qu'on puisse concevoir : la foi du nombre, l'irruption du nombre, l'anonymat de l'homme - en recréant des individus, des familles, des groupes, qui aéreront les masses, qui seront comme les diastases dans ces masses, comme des ferments qui les feront lever de telle façon qu'à la limite chaque être puisse avoir pour son prochain un visage et un nom. Car enfin avant tout, la grande tâche actuelle, c'est de dissoudre le nombre, car le nombre en tant que tel est terriblement opprimant. Devant une foule, que voulez vous faire ? Et puis il n'y a plus la sensibilité, il n'y a plus l'émotion.

CI, Comme disait je ne sais plus qui, un mort, c'est un malheur, dix morts ou vingt dans un accident d'avion, c'est une catastrophe, deux cent mille morts, c'est une statistique. Deux cent mille morts ! Prenez le bombardement de Rotterdam ou celui de Dresde, car on a bien bombardé des deux côtés, que voulez-vous, quand on nous dit cent mille ou deux mille morts, on voit le chiffre avant de voir le nombre d'individus torturés, C'est trop pour nous. Alors il est absolument capital de ventiler le nombre sinon on ira vers une atmosphère irrespirable et vers la cruauté, car on n'a pas pitié des chiffres. C'est là au fond ce danger de collectivisme étouffant contre lequel nous avons à réagir, mais je vous dit cela trop vite peut-être.

Résurgence du spirituel

Cette tâche implique non seulement un esprit de confiance et de créativité dans tous les domaines, économique et politique, dont je vous ai parlé, mais il implique aussi une résurgence des valeurs dites spirituelles, je n'aime pas beaucoup le mot de valeur spirituelle, car en général ce sont les plus matérialistes qui les emploient, quand ils sont au bout de leur rouleau. Résurgence d'un idéal, autrement dit-je n'aime pas non plus beaucoup le mot idéal, mais il faut bien employer le vocabulaire de son époque - d'une référence à un ordre supérieur qui surplombe, qui transfigure, qui auréole le but poursuivi sur la terre. Autrement dit une raison de vivre qui est au-dessus de tous les moyens de vivre. C'est Renan qui écrivait dans "La Réforme intellectuelle et morale" que la simple platitude bourgeoise ne peut susciter la quantité de dévouement nécessaire pour créer un ordre de choses et pour le maintenir.

Je crois que c'est absolument capital. Quand quelque chose réussit, c'est qu'on fait appel à des valeurs spirituelles. Quelquefois on les caricature d'ailleurs d'une façon absolument trompeuse pour les hommes, mais enfin… Hitler a fait appel à d# valeurs spirituelles, il n'a pas fait appel qu'à l'économique, bien loin de là. Il a inventé des mythes parfaitement ridicules, mais c'étaient des mythes. Les gens vivaient sur une spiritualité. Lénine également, et tous les gens qui ont soulevé les foules ne l'ont jamais fait au nom de l'intérêt purement matériel, même les matérialistes. Il y a ceci qui est absolument essentiel, c'est que l'idéal de l'artiste par exemple, va au-delà de l'œuvre de l'artiste, vers la beauté idéale. Valéry disait : "Le beau, c'est ce qui désespère, et la véritable œuvre d'art, c'est celle qui fait voir l'invisible".

Le guerrier va même au-delà de la victoire. La guerre, l'ivresse de la guerre ! Que sais-je encore ? La grande ambition ! La grande ambition va au-delà de l'ambition. Il y a un mot de Napoléon qui m'a beaucoup frappé. Pendant la campagne de France, au moment où il luttait désespérément contre les alliés qu'il culbutait régulièrement, mais qui étaient si forts en nombre qu'aucun espoir n'était permis, Napoléon évoquant ses maréchaux a dit un jour en soupirant : "Ils me trahiront, bien entendu, ils veulent conserver leurs duchés ` leur dignité, leurs prébendes… des ambitieux… des ambitieux". Puis il a éclaté et il a dit - de la part de Napoléon c'est beau !'' Est ce que je suis ambitieux, moi ?" Et bien oui, il était plus qu'ambitieux, il suivait une étoile, il suivait un destin, il allait au-delà de la guerre, il allait au-delà de lui-même, et puis il s'est écroulé. S'il avait été ambitieux, il aurait peut-être accepté les propositions de Metternich, faites un an avant.

De même le vrai révolutionnaire va au-delà des résultats de lia révolution. C'est Staline qui dit quelque part - c'est d'ailleurs extrêmement amusant de voir les mystiques qu'on retrouve partout, vraies ou fausses - il dit quelque part que le but de la révolution ce n'est pas d'apporter du bien-être au peuple, le but de la révolution c'est la libération des forces révolutionnaires. On ne dit même pas à quelle fin. C'est la mystique, on est dans le mystère. C'est à ce moment-là qu'on est efficace, même dans l'ordre matériel. Même dans l'économique, et le social, et la politique, il faut donc une foi qui aille au-delà de son objet, une espèce de pressentiment du divin, c'est bien certain !

Et bien je crois que si nous voulons reconvertir la société, cette reconversion exige avant tout une conversion des hommes. Si nous voulons rétablir une hiérarchie extérieure qui ne soit pas trop mauvaise - toutes les hiérarchies extérieures. Ils clochent" je le sais bien - une hiérarchie extérieure qui ne soit pas trop mauvaise comme ça a été le cas dans les grands moments du christianisme, il faut restituer une hiérarchie intérieure. C'est ce que disait Simone Weil : "Notre époque a détruit la hiérarchie intérieure, comment laisserait-elle subsister la hiérarchie extérieure qui n'en est qu'une image grossière". Il n'y a pas de mot plus définitif. Quand le spirituel manque, tout le reste manque et l'homme s'effondre. Il s'effondre par la tête. Le poisson pourrit par la tête, et par le cœur, et par l'âme.

Il ne nous reste qu'à conclure sur un mot qui fut dit autrefois, et qui je crois reste vrai : il est vrai pour les bourgeois, il est vrai pour ce qui reste de la bourgeoisie, il est vrai pour tous les hommes : "Prouvez que vous méritez de vivre, et vous vivrez !"

Gustave THIBON

 

Texte réalisé par Hélène FAURE d'après l'enregistrement de la Conférence de Gustave THIBON prononcée à Genève le 6 février 1976.