Le dixième commandement

De la jalousie mesquine à la soif de Dieu

"Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain"

I - Introduction

Au rebours du neuvième commandement, tellement spirituel, le dixième semble ne s'intéresser qu'à des choses matérielles presqu'à ras de terre. C'est de fait le commandement du désir, du "concupiscible" comme disait Saint Thomas d'Aquin. Mais tout désir est-il mauvais? Parmi les aphorismes de "Barenton Confiseur" figure cette phrase pleine de profondeur : "N'oubliez pas que l'homme est l'enfant du désir et non pas une création du besoin ! "C'est en quelque sorte le reflet laïque mais fidèle de la pensée de Saint Augustin : "Notre âme ne trouve de repos que lorsqu'elle se repose en Dieu"(citée de mémoire). L'homme est un être de désir et ce désir est source de mille tourments. C'est tellement vrai que les principaux courants religieux d'Asie (Brahmanisme et Bouddhisme) en sont venus à assimiler le désir au mal en soi ; toute leur philosophie consiste à apprendre à se passer de tout. Les cyniques comme Diogène étaient déjà tentés par cette position. Mais est-ce là une attitude humaine? Dans son traité des passions, Saint Thomas d'Aquin a dit que les passions existent puisque le Christ a eu des passions. Disons qu'il s'agit d'un explosif à manier avec précaution... Que serait un artiste qui n'aurait pas la passion du Beau, un philosophe qui n'aurait pas la passion du Vrai, sinon des espèces de statues plus ou moins réussies mais parfaitement inutiles, un peu à l'instar de ce philosophe de Rabelais qui se contredisait à chaque réponse?

II - Les désirs humains

A - Les désirs animaux

Comme tous les animaux, l'homme a faim, soif et-le moment venu-est poussé à se reproduire. Toutefois il est dépourvu de certains garde-fous habituels chez les animaux : par exemple il peut se tromper de champignons ! Ses appétits sont comme intellectualisés et se compliquent vite dans le raffinement. C'est ainsi qu'il a inventé la cuisine, toutes sortes de sauces et de boissons. Quant aux relations entre homme et femme, on a pu écrire que l' homme (par opposition à la femme en ce sens) cherche toujours à obtenir la même chose d'une femme mais s'y prend de mille manières différentes... alors que les parades nuptiales des animaux sont uniques pour chaque espèce. Dès lors, habitué à analyser et à approfondir ses sensations, l'homme, c'est-à-dire l'être humain, est tenté par la curiosité et les expériences inédites, autrement dit : n'étant plus aussi étroitement programmé que les animaux, il risque de se laisser déborder par son imagination.

B - Les désirs humains dans le domaine social

La vie en société comporte ses obligations avec pour corollaire une foule de désirs légitimes en soi mais qui peuvent plus ou moins facilement être déformés par la subversion. Par exemple le désir du soldat de servir sa patrie se change en recherche de vaine gloriole, le professeur devient pontifiant, l'ingénieur devient technocrate. La déviation la plus grave est celle de l'activité que Saint Thomas appelait la plus haute forme de la charité, c'est-à-dire la politique ! Les hommes politiques devraient être animés de la passion du Bien Commun alors que trop souvent ils ne luttent que pour le pouvoir. Et, comme ils n'ont aucune autorité, (l'autorité s'exerce toujours au service d'un autre que l'on souhaite à son niveau) leur pouvoir devient tyrannique. Et on a la foire d'empoigne actuelle où le pouvoir n'est que la possibilité d'accès à de grasses prébendes, à des avantages plus ou moins occultes et à la satisfaction de vanités méprisables ! On peut ranger dans cette catégorie maints artistes qui au lieu de servir la Beauté comme c'est leur devoir, ne cherchent qu'à éblouir un public crédule avec du clinquant et de la pacotille, ce qui leur évite un travail pénible. Au-delà de toutes ces déviations, il y a le désir de tout être humain d'être reconnu en société, avec toute sa dignité et sa capacité de servir et d'aimer.

C - Les soifs de l'âme

Les désirs les plus élevés restent les désirs métaphysiques que seul il peut avoir puisque seul parmi les créatures terrestres, il est créé à l'image de Dieu. Nous n'aurons jamais fini de contempler cette merveille inouïe dans l'élan d'amour qui s'impose. Ce désir entraîne si loin que la plupart des hommes se croient obligés de ruser avec lui de peur de se brûler les ailes, du moins aux yeux du monde ! On essaie de s'étourdir par les plaisirs de cette terre, on se distrait au sens pascalien du terme pour ne pas penser à ce Dieu qui nous aime et nous attire. Certains vont jusqu'au bout de cette absurdité en niant Dieu contre toute évidence. Sartre n'a-t-il pas écrit cette parole horrible (Dieu veuille qu'il s'en soit repenti) "Je ne crois pas en Dieu car s'Il existe, je n'existe pas". Lucidité et orgueil sataniques. Cette soif de l'âme est une soif d'adoration, la plus haute activité humaine, selon Aristote.

L'homme est donc un être de désir puisque rien sur cette terre ne saurait le satisfaire totalement et durablement.

III - La corruption des désirs

A - Les passions personnelles

L'expérience montre que même les mystiques les plus élevés se trouvent entraînés comme le dit Saint Paul, "à ne pas faire le bien qu'ils voudraient et à faire le mal qu'ils ne voudraient pas"(Rm 7- 19). Triste expérience dont la source est dans notre nature même, blessée par le péché originel. Nous devons durement apprendre "à réduire notre corps en servitude" sachant que, temple du Saint-Esprit, il est appelé à la résurrection. Cette nécessité ne s'applique pas seulement aux plaisirs sensuels mais parfois à l'ivresse intellectuelle du savoir. Nous devons apprendre à respecter des secrets et même à modérer les appétits parfois gloutons de notre intelligence : toutes les expériences ne sont pas bonnes à faire ni tous les livres à lire ni tous les spectacles à voir ; certes cela est plus ou moins difficile selon la nature de chacun, mais la règle reste bonne pour tous.

B - Le péché de la société

Il est certain que nous vivons dans une société qui a poussé très loin la glorification de l'envie, ce péché capital, qui est la cible principale du dixième commandement- En politique d'abord où, sous couvert d'égalité, on attise la haine contre les possédants, les privilégiés, les nantis. Il est curieux de lire sur le même journal qui fulmine contre le caractère des inégalités des réclames affirmant : "Soyez parmi les rares privilégiés qui habitent un hôtel, disposent de tel téléphone ou commandent leur beurre chez le fournisseur"! Cela amène naturellement à parler des réclames en tous genres qui, même décorées du nom de publicité ont des effets le plus souvent bien pernicieux. Faire croire que seuls les "damnés de la terre" n'ont droit ni aux vacances à Bangkok, ni au canapé de luxe, ni à la voiture de sport ... est le plus sûr moyen de fabriquer des aigris à la chaîne, d'attiser les révoltes les moins justifiées. Sans parler de la prolifération des jeux de hasard, véritable escroquerie à l'espérance de marchands de rêves pourris et pourrissants. Certains opèrent à l'échelle mondiale, laissant entendre à des peuples entiers que tous leurs malheurs sont dus "aux autres", par exemple aux séquelles d'un "colonialisme", qui, au moins, donnait à manger à tout le monde. Colonialisme dont la disparition il y a presque 200 ans a fait de Haïti, la perle des Antilles, le pays le plus pauvre du monde. Ce genre de mensonge délibéré est bien agréable car il justifie tous les vols, toutes les agressions en évitant la peine de "balayer devant sa porte". Et ne confondons pas la nécessaire lutte contre la misère avec une recherche du luxe pour tous que Saint François d'Assise n'aurait certainement pas approuvée, ni l'Enfant Jésus dans Sa crèche !

C - Au-delà de l'envie

Au-delà de l'envie se trouve toujours l'égoïsme et surtout l'orgueil. Replié sur lui-même, l'homme cherche à s'étourdir en pensant qu'il est le meilleur donc que tout lui est dû ! Ce qu'il ressent comme l'essence de sa dignité, laquelle est ailleurs. Rage du motocycliste qui, voyant une grosse voiture, ne songe qu'à en chasser le conducteur, pour prendre sa place, puis le persifler s'il doit se contenter d'aller à pied. Tous les péchés capitaux y passent sauf peut-être la luxure : outre l'envie, on y voit la colère, la gourmandise devant un bien délectable, l'avarice car il n'est pas question de donner quoi que ce soit et la paresse car on ne va quand même pas se mettre à travailler pour avoir de quoi vivre. C'est sur ce fumier lamentable que prolifère la faune hélas actuelle des casseurs, loubards, et autres sous-produits de notre civilisation qui gâchent ce qu'ils ne peuvent accaparer, par exemple en barbouillant ou en s'adonnant au vandalisme. On dira que c'est un drame dont ils ne sont pas seuls responsables, et c'est vrai, car attiser sans fin des désirs insensés en laissant croire que leurs objets vous sont dus, ne peut que finir mal. La société mercantile du marketing et de l'économisme mène droit à la délinquance comme le montre de manière plus anodine le nombre de vols dans les supermarchés.

 

IV - Les conséquences dans la vie de chaque jour

A - Dans les familles

Il n'est rien de tel que le péché d'envie pour empoisonner et détruire une famille. Qui ne connaît de famille dont les membres sont brouillés à mort par de sordides questions d'héritage ? Chacun ayant surtout peur d'être lésé, on se ruine en expertises coûteuses et inutiles car un expert ne voit qu'une partie des choses. Cela rappelle ce conte du Moyen Age : Un ange apparut à un avare et à un envieux qui cheminaient ensemble. Il leur promit de leur donner tout ce qu'ils demanderaient, mais celui qui n'aurait pas parlé recevrait le double de l'autre. Embarras des deux compères... Finalement ce fut l'envieux qui parla le premier, il demanda à être borgne ! Cette histoire atroce montre bien le ridicule et l'odieux de telles disputes. Certes il appartient au père de famille de faire régner la justice, mais les fils doivent se montrer indulgents et miséricordieux les uns envers les autres, même si le père fait quelque erreur. Cela commence très tôt, certains sont toujours persuadés que la chambre, la bicyclette, voire la tartine de leur frère ou de leur soeur est mieux que la leur. Un des rôles les plus immédiats de l'éducation est de lutter contre de telles tendances qui, de surcroît, font le malheur de tous.

B - En politique

Les prétendues supériorités ou avantages étalés ne sont le plus souvent que des mensonges grossiers ; que l'on pense à ce que l'on racontait sur le "paradis soviétique" ou sur les conditions idéales régnant à Cuba et à ce qui a été constaté ensuite. Comme les individus, les sociétés ont leurs "privilèges", leurs avantages et leurs inconvénients. Comme les individus, les sociétés ont leurs richesses et leurs indigences. La vieille chanson qui constatait "Un oranger sur le sol irlandais, on ne le verra jamais" peut être la manifestation d'une nostalgie ; elle ne doit jamais dégénérer en revendication absurde... Pourquoi pas une station de ski au Sahara ? Mieux que la moderne proclamation de l'égalité ponctuée par d'hypocrites "A bas les privilèges", la société de l'Ancien Régime se donnait pour but que tous soient privilégiés d'une manière ou d'une autre˙; c'était certainement plus sage !

C - Sur le monde

Le règne de l'envie se traduit essentiellement par la recherche de la puissance et de ce qui la fournit le plus facilement : l'argent. Il est symptomatique que le Christ, après avoir dit qu'"on ne pouvait servir deux maîtres", a précisé "Dieu et l'argent". C'est bien dire que l'argent est la manifestation -on pourrait presque dire l'incarnation- du diable. Le règne de Mammon se manifeste de multiples manières. Dans le domaine spécial du dixième commandement, c'est d'abord cette frénésie de passer le premier par tous les moyens. Les étudiants de maintenant réagissent entre eux, paraît-il, comme des concurrents qu'il convient d'éliminer-coûte que coûte. Certaines écoles d'inspiration anglo-saxonne recommandent d'avoir vis-à-vis de ses collègues "un instinct de tueur". D'autres vantent les luttes sans pitié du domaine économique, le but étant le rachat ou la ruine de l'adversaire. On pense à ce mot prêté par un journaliste à Bernard Tapie (j'espère pour ce dernier qu'il est apocryphe !): "De l'argent j'en ai beaucoup, de la gloire un peu, de l'honneur pas du tout". Quel aveu! On ne peut s'empêcher de penser à ce mot de l'évangile (Luc 12-20):"Insensé ! Cette nuit même on te demandera ton âme ; et ce que tu as amassé pour qui cela sera-t-il?" Quant au désir de briller, d'être le plus savant, d'écraser les autres d'une pensée que l'on estime supérieure en affirmant à la manière de Trissotin "Et la bonne raison c'est que j'en suis l'auteur", comment ne pas voir là-dedans la source de toutes les erreurs, de toutes les hérésies qui déchirent notre monde? La nuque raide, le mépris de l'interlocuteur viennent tout droit du désir de s'emparer ni de son âne, ni de son boeuf, mais de sa place, et surtout de la considération que lui portent ses contemporains, ses proches. Rien n'est peut-être plus criminel que de saccager une réputation.

V - Conclusion

Ne pas désirer le bien du prochain revient à être "doux et humble de coeur", à vivre la béatitude des coeurs purs en ne manquant jamais de rendre grâce à Dieu pour les qualités dont Il a doué tel ou tel de nos frères. Peut-être est-ce en raison de son caractère terre à terre que ce commandement apporte facilement sa récompense sur le plan matériel, la première étant le calme et la paix de l'esprit et du coeur. Ecoutons le psalmiste : "Seigneur, mon coeur ne s'enfle pas d'orgueil. Mon regard ne se fait pas arrogant. Je ne recherche pas les grandeurs. Ni les choses trop élevées pour moi. Non, je tiens mon âme dans le calme et la tranquillité. Tel un enfant qui repose sur le sein de sa mère". (130, 1-2) L'homme est un être de désir, le tout est de bien le placer : "Comme un cerf soupire après les eaux vives Ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant ; Quand pourrai-je aller contempler la face de mon Dieu ?" ( 41 - 1-3 )

En définitive le dixième commandement revient à mettre son coeur à la vraie place car "là où est votre trésor, là aussi est votre coeur" (Luc 12 - 34)".

Jean-Bernard Leroy

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