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Jean de Siebenthal

Nicolas de Flue et la Trinité (25.3.01)

D'après le livre Saint Nicolas de Flue de Charles Journet

(Fribourg 1966), le saint ermite eut des visions faisant mention de la Sainte

Trinité :

I…Une autre fois, occupé à quelque travail domestique, il

aperçut trois hommes d'une étrange noblesse, qu'il ne reconnut pas tout de

suite. Le premier lui dit : « Nicolas, veux-tu te livrer tout entier, esprit et

corps, en notre pouvoir ? » Il répondit sur-le-champ ces fières paroles :

« je ne me livre à personne, sauf au Dieu tout-puissant, dont je désire

depuis longtemps être serviteur, corps et âme ». Alors les trois personnes

éclatèrent d'un rire joyeux. Et la première lui annonça qu'à soixante-dix

ans il serait délivré des afflictions, et recevrait comme trophée la patte

d'ours et l'étendard de la puissante armée. « Mais c'est la croix que je te

laisse maintenant, pour la porter en mémoire de nous ».

Vie, de Wölflin, Durrer, p. 537. Durrer note qu'on clouait aux portes

des granges la patte des bêtes dangereuses, en guise de trophée.

On peut remarquer ici que Nicolas est favorisé d'une vision

directe des trois Personnes de la Trinité, tout comme Abraham (Gen. 18,

1-5), et que le Ciel n'est pas triste.

II… Le Pèlerin et la Trinité. - Il lui parut en esprit qu'un

Pèlerin arrivait, venant de l'Orient. Il tenait son bâton à la main, son

chapeau était attaché et pendait par derrière, comme lorsqu'on est en

route. Il était caché par son manteau. Alors il chanta l'Alléluia. Sa voix

était soutenue par les petites orgues de l'univers. Et les trois noms parfaits

des personnes divines sortirent et rentrèrent dans le sein de l'unique

AIléluia.

Dieu nous demande l'aumône. - Alors le Pèlerin demanda

l'aumône. Et voici que l'homme trouva un sou dans sa main, sans savoir

comment il lui était venu. Le Pèlerin tendit son chapeau pour y recevoir le

sou. Et l'homme fut émerveillé qu'il pût y avoir un si grand honneur à

tendre ainsi son chapeau pour y recevoir un sou. Il voulut savoir qui était

le Pèlerin et d'où il venait. Mais il n'obtint que cette réponse : « je viens de

là-bas ».

La vision du Dieu incarné et de son corps mystique. -

L'homme tient ses yeux attachés sur le Pèlerin. Et soudain le manteau qui

le cachait tombe, laissant apparaître le mystère du Verbe fait chair revêtu

de la robe couleur de cendre de notre humanité, descendu jusque dans les

affres de la douleur, qui lui confèrent une nouvelle noblesse (nigra sum

sed formosa), et entouré de ses membres qui lui sont une singulière

parure. Mais suivons le texte de la vision : "Et voici que le Pèlerin s'était

transformé. Sa tête était nue. Il avait une tunique gris bleu. Il n'avait plus

son manteau. Et c'était un homme tellement noble, si bien fait, qu'on ne

pouvait faire autre chose que de le regarder avec joie et avec

complaisance. Son visage brun ajoutait à sa noblesse. Ses yeux étaient

noirs comme la pierre d'aimant et ses membres si bien faits qu'il lui en

revenait une étrange beauté. Et bien qu'il fût vêtu, son vêtement

n'empêchait pas de voir ses membres. »

Le monde est déjà jugé. - Et le Pèlerin posa ses yeux sur

l'homme. Alors se produisirent plusieurs grands prodiges. La montagne

du Pilate s'aplatit, le monde entier se découvrit, et tout le péché qui était

en lui se manifesta. Une grande masse d'hommes parurent. La Vérité était

derrière eux, et leurs visages étaient détournés d'elle. Chacun avait un

abcès au cœur, gros comme deux poings réunis. C'était l'intérêt propre,

qui égare les gens au point qu'ils ne peuvent pas plus supporter la face de

l'Homme qu'on ne peut supporter le feu. Ils rôdaient anxieux, furieux, et

on les voyait finalement disparaître au loin, couverts de honte et

d'ignominie. Et la Vérité, à qui ils tournaient le dos, demeurait là.

La Passion du Sauveur. - Alors le visage du Pèlerin devint

pareil à un voile de Véronique, et l'homme éprouvait un grand désir de le

contempler davantage.

La victoire du Christ ressuscité. - Et il le vit de nouveau

comme auparavant. Mais ses vêtements étaient changés. Il était vêtu d'une

peau d'ours, chausses et tunique. Elle était aspergée d'or. Elle lui allait si

bien qu'elle lui ajoutait une beauté particulière.

La gloire qui élève le Christ au ciel pourra illuminer ceux qui

l'entoureront. - Et l'homme sentit que le Pèlerin voulait prendre congé de

lui. Il lui demanda : « Où veux-tu aller ? » Et la réponse fut : « je veux

monter dans le pays. » L'homme le suivit des yeux. La peau d'ours

resplendissait plus ou moins : comme il arrive lorsqu'on marche avec une

armure reluisante, dont la clarté se reflète au mur. L'homme comprit qu'il

y avait en cela quelque chose qui lui restait voilé. Quand le Pèlerin se fut

éloigné de quatre pas, ou à peu près, il se retourna. Il avait alors son

chapeau sur la tête, il l'enleva et il s'inclina vers l'homme.

L'amour du Pèlerin pour les hommes. - Alors l'homme comprit

l'amour que lui portait le Pèlerin, et il en fut bouleversé, voyant qu'il en

était indigne. Il connut en esprit que le visage du Pèlerin, ses yeux, tout

son corps étaient pleins d'une humilité empreinte d'amour, comme un vase

si rempli de miel qu'on ne pourrait y ajouter une goutte. A ce moment, il

n'aperçut plus le Pèlerin. Mais il était si rassasié qu'il n'attendait plus rien.

Il. lui semblait qu'on lui avait découvert tout ce qu'il y avait au ciel et sur

la terre.

...Et les trois noms parfaits des personnes divines sortirent et

rentrèrent dans le sein de l'unique Alléluia.

 

Attardons-nous sur le mystère de la Sainte Trinité, dont les

représentations sont très variées. Par exemple, on voit Dieu le Père sous

les traits d'un homme majestueux, avec une barbe splendide, et le Fils

sous l'apparence d'un homme jeune, conformément à ce que dit

l'Écriture : Celui qui m'a vu a vu le Père (Joh. 14, 9). Le Saint-Esprit

devient ici comme une colombe. Parfois Dieu le Père serre son Fils sur

son cœur. Les artistes se sont souvent évertués à donner d'autres images,

évoquant en général l'Incarnation rédemptrice : le Père, Créateur ; le Fils

Rédempteur et le Saint-Esprit, Consolateur. Les musulmans ont beau jeu

d'accuser les chrétiens d'adorer trois dieux…

Or on oublie souvent que la Trinité préexiste à la Création et à

toute l'histoire humaine, à la Chute, et à la Rédemption. Considérons

donc la Sainte Trinité en dehors du temps, en dehors de la Création. Il y a

Dieu, l'Unique, le Vivant, dont la Vie s'exprime en trois Personnes : Dieu

engendrant n'est autre que la Personne du Père ; Dieu engendré est une

Personne : le Fils, et l'Acte même de génération est la Personne du Saint-

Esprit, procédant donc du Père et du Fils. Charles Journet développe en

somme cela et présente des schémas explicatifs, que je vais essayer de

vous commenter.

Le premier schéma (Figure 1) représente les trois Personnes

centrées en Dieu l'Unique, la parfaite égalité des Trois étant mise en

évidence. Un second schéma (Figure 2) explique la distinction des

personnes : le Père n'est pas le Fils, etc., mais chaque personne étant Dieu.

Nicolas de Flue et la Trinité

Le symbole de Saint Athanase détaille cela d'une manière

grandiose :

Symbole de St Athanase

Quiconque veut faire son salut doit avant tout conserver la foi

catholique ; Car, s'il ne la garde pas pure et sans tache, il court sans

aucun doute à la mort éternelle.

Cette foi catholique consiste en ceci : "Adorer un Dieu unique

en Trois personnes, et Trois Personnes ne formant qu'un seul Dieu, Sans

confondre les Personnes, Mais sans diviser la substance.

Autre, en effet, est la Personne du Père, autre celle du Fils,

Autre celle du Saint-Esprit, Mais le Père, le Fils et le Saint Esprit Ont une

seule nature divine, Une égale gloire, une même éternelle majesté.

Tel le Père, tel le Fils, Et tel le Saint-Esprit. Le Père est

incréé, le Fils est incréé, Le Saint-Esprit est incréé. Le Père est infini, le

Fils est infini, Le Saint-Esprit est infini. Le Père est éternel, le Fils est

éternel, Le Saint-Esprit est éternel.

Et cependant il n'y a pas trois éternels, Mais un seul Éternel,

Ni trois incréés, ni trois infinis, Mais un seul Incréé, un seul Infini.

De même, le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant,

Le Saint-Esprit est tout-Puissant

Et cependant il n'y a pas trois tout-puissants,

Mais un seul Tout-Puissant.

C'est ainsi que le Père est Dieu, le Fils est Dieu,

Le Saint-Esprit est Dieu,

Et cependant il n'y a pas trois dieux,

Mais un seul Dieu.

C'est ainsi que le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur,

Le Saint-Esprit est Seigneur,

Et cependant il n'y a pas trois seigneurs,

Mais un seul Seigneur.

Car de même que la vérité chrétienne nous oblige à

reconnaître Que chaque Personne, prise en soi, est Dieu et Seigneur, De

même la religion catholique nous interdit de penser Qu'il y a trois dieux

ou trois seigneurs.

Le Père n'a pas été fait, ni créé ni engendré.

Le Fils est du Père seul, non fait ni créé, mais engendré par

Lui. L'Esprit-Saint est du Père et du Fils, Non qu'Il ait été fait, ni créé, ni

engendré par eux, Mais Il en procède. Il y a donc un Père, et non trois, un

Fils, et non trois, Un Saint-Esprit, et non trois.

Et dans cette Trinité, il n'v a ni avant, ni après, ni plus, ni

moins, Mais en tout les trois Personnes sont coéternelles et égales, Si

bien qu'en tout, comme on l'a déjà proclamé, On doit adorer l'Unité dans

la Trinité Et la Trinité dans l'Unité. Telle est, si l'on veut faire son salut,

La doctrine que l'on doit tenir au sujet de la Trinité.

Mais il faut de plus, pour gagner le salut éternel, Avoir une foi

ferme en l'Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La rectitude de

cette foi Veut que l'on reconnaisse et proclame Que Notre-Seigneur

Jésus-Christ, le Fils de Dieu, Est Dieu et homme.

Comme Dieu, il est engendré de la substance du Père de toute

éternité Comme homme, il est né dans le temps du corps d'une mère. Dieu

complet, il est aussi homme complet, Composé d'une âme raisonnable et

d'un corps humain. Égal au Père en tant que Dieu, Il est inférieur au Père

en tant qu'homme.

Et bien qu'il soit Dieu et homme, Il n'y a cependant pas deux

Christs, mais un seul. Unique, non parce que Dieu se serait changé en

être charnel, Mais parce que Dieu a assumé la nature humaine.

Parfaitement unique, non par la confusion des deux natures, Mais dans

l'unité d'une seule Personne. En effet, de même qu'un homme unique Est à

la fois âme raisonnable et corps, De même le Christ unique est à la fois

Dieu et homme.

Il a subi le supplice pour nous sauver, Est descendu chez les

morts ; Le troisième jour, Il en est ressuscité ; Il est monté aux cieux ; Il

siège à la droite de Dieu le Père Tout-Puissant ; Il en reviendra, pour

juger les vivants et les morts.

A son retour, tous les hommes doivent ressusciter avec leur

corps Et rendre compte de leurs actes, Et ceux qui auront fait le bien

iront à la vie éternelle, Tandis que ceux qui auront fait le mal iront au feu

éternel.

Telle est la foi catholique, Qu'il faut garder sans défaut ni

faiblesse, Faute de quoi on ne peut faire son salut.

Mais le schéma circulaire ci-dessus peut être enrichi par

association de mystères adjacents (Figure 3).

Figure 3

« Maintenant, je vais aussi te parler de la pure servante Marie, qui

est une reine du ciel et de la terre. Elle a été prévue par la divine Sagesse.

Elle fut investie par cette divine Sagesse dès l'instant où Dieu décida de la

créer. Elle a d'abord été conçue dans la pensée du Dieu très haut, avant de

l'être dans le sein de sa propre mère. Et toute la grâce qui lui était destinée

d'avance est entrée en elle comme un puissant secours au moment où elle fut

conçue. C'est pourquoi elle est pure, délicate et immaculée. Ainsi la vertu du

Très Haut est sortie, elle l'a enveloppée, elle l'a remplie avec Puissance de

l'Esprit saint. Vois, dans la roue, le rayon qui part du cercle intérieur : il est

large à sa base, et il se termine en fine pointe ; or, selon la signification et

selon la forme des rayons, représente-toi le Dieu tout-puissant : il couvre et il

embrasse tous les cieux ; pourtant, comme un tout petit enfant, voici qu'il

entre dans la très haute Vierge et qu'il naît d'elle sans briser sa virginité ».

Voilà la première merveille, c'est un petit enfant.

La seconde merveille, c'est la petite hostie. « Et voici que son

corps délicat, il nous l'a donné en nourriture, joint à la divinité qui en est

inséparable. Vois cet autre rayon qui lui aussi est large près du cercle

intérieur et petit contre le cercle extérieur, vers le dehors : ainsi la grande

puissance du Dieu tout-puissant est contenue sous les apparences de la petite

hostie ».

La troisième merveille, c'est que la fragilité de la vie puisse être

ordonnée à une récompense éternelle. En cela tient toute la raison d'être de la

création. « Et maintenant remarque un autre rayon de la roue, qui lui aussi

est large près du cercle intérieur et petit vers l'extérieur : c'est le symbole de

notre vie, tout à fait courte et passagère. Dans ce temps bref, puissions-nous

par l'amour divin mériter une joie indicible qui jamais ne prendra fin ».

« Voilà la signification de ma roue. » Ici le pèlerin, ému par le

son de la voix de l'ermite, ajoute : « Cette parole me réjouit le cœur » 1.

Telle est, réduite à l'essentiel, et dégageant ses lignes maîtresses

qui se sont gravées profondément dans la mémoire du pèlerin bavarois, la

vue grandiose du pieux ermite, enivré par le contraste ineffable qu'il

découvre entre, d'une part, la splendeur tranquille et inimaginable de la vie

trinitaire et, d'autre part, la suscitation fragile et merveilleuse d'un univers où

trois mystères brillent à ses yeux comme trois étoiles : le mystère d'un petit

enfant né d'une vierge, le mystère d'une petite hostie, et le mystère de la

petite durée de notre vie et de notre épreuve.

La figure suivante (Figure 4) illustre la Trinité et le monde, dessin

de la première édition du traité du Pèlerin, à Augsburg vers 1480.

Nous pouvons maintenant reprendre, au point où nous l'avons

laissé, le récit du Traité du Pèlerin : « Vois-tu cette figure ? Au centre c'est

l'essence divine, la Divinité indivise en qui se réjouissent tous les saints. Les

trois pointes qui vont vers le cercle intérieur, ce sont les trois Personnes :

elles sortent de l'unique divinité, elles embrassent le ciel et encore le monde

entier, qui relèvent de leur puissance. Et comme elles sortent avec une force

divine, ainsi elles rentrent ; et elles sont unies, et inséparables en éternelle

puissance. Voilà le sens de ce dessin ».

En regard de cette figure, encore incomplète, dont Nicolas révèle le sens au pieux

pèlerin bavarois, essayons de placer, pour un

instant, un schéma trinitaire très apparenté, qui se

retrouve fréquemment au xve siècle, soit en

miniature dans les livres d'heures, soit en sculpture

au portail des églises et sur les dalles tumulaires, et

destiné à rappeler les processions des personnes

divines, leur mutuelle distinction, leur identité avec

l'être divin ; c'est-à-dire tout l'essentiel du mystère de

la Trinité, où nous croyons que les trois Personnes, dont chacune s'identifie

réellement à l'essence divine, sont néanmoins réellement distinctes entre

elles (Figure 5).

Les deux figures suivantes illustrent les considérations

précédentes.

Nicolas de Flue et la Trinité

Le sou et la fontaine de vie

La place publique- Le frère se lève la nuit pour méditer sur la

Passion et sur le martyre de Dieu. Au moment de se rendormir, il aperçoit

en esprit une place : une foule de gens s'y livrent à de durs travaux, mais il

s'étonne de les trouver si pauvres.

La vasque où se déverse la Fontaine. - Alors, à main droite, il

vit une belle maison dont la porte était grande ouverte. Il entra et se

trouva dans une cuisine, appartenant à toute une commune.

A droite, un escalier de quatre marches « ou à peu près »

Quelques rares hommes y montaient. Leur vêtement semblait

aspergé de blanc.

Il vit une Fontaine sortir des marches et remplir une grande

vasque dans la cuisine. Elle apportait trois choses : vin, huile, miel. Elle

coulait aussi vite que l'éclair, et si haut que le palais en résonnait comme

un cor. Il s'étonna que les gens, pourtant si pauvres, ne vinssent pas à la

Fontaine, ouverte à tout le monde.

La source de la Fontaine. - Alors, il monta les marches pour

voir d'où venait la Fontaine, Il parvint dans une grande salle. Au milieu,

était un réservoir. Il s'en approcha au risque de s'enliser. Aux quatre

angles, il remarqua quatre puissants étais de fer. La Source était si

transparente qu'on aurait pu y apercevoir au fond le moindre cheveu ; et

elle chantait merveilleusement dans le réservoir et dans le canai où elle

s'écoulait. Elle était inépuisable et pleine jusqu'aux bords, bien qu'elle

sortît par toutes les fentes.

Le monde périt de misère à côté de la Fontaine de Vie. - Alors,

il voulut redescendre pour voir ce qui retenait les hommes de venir puiser

à la Fontaine. L'un avait dressé une barrière au travers de la place et il ne

laissait passer personne sans réclamer le sou. Un autre faisait tournoyer

son gourdin, pour exiger le sou. Un autre jouait du fifre, pour avoir le sou.

Des tailleurs, des cordonniers, des artisans lui réclamèrent le sou. Et avant

d'avoir fini, ils étaient déjà redevenus si pauvres qu'ils ne réussissaient même pas à s'enrichir temporellement. Mais personne ne venait puiser à la Fontaine.

Conclusion. - Alors la scène changea, l'homme vit des pentes sauvages semblables à celles qui entourent la chapelle et l'ermitage de frère Nicolas, et il comprit que le palais était frère Nicolas.

On ne peut servir Dieu et l'argent. La Fontaine, c'est la vie divine accessible largement, la vie trinitaire, capable de rénover la vie sociale, comme l'indiquent les appropriations :

mémoire, intelligence, volonté

autorité, obéissance, amour

puissance, sagesse, bonté

éternité, beauté, jouissance

unité, égalité, union.

Le manuel de la cellule trinitaire de votre serviteur détaille cela dans les pages 16 à 44. La recherche effrénée du sou ne peut conduire qu'à la ruine, à l'abattage, aux tremblements.

Le monde présentement se détourne des vraies réalités, et adore de fausses divinités : l'État, l'Homme, la Terre, le Peuple, le Droit etc. et pousse en fait à la recherche du chaos.

Jean de Siebenthal

 

 

Gustave Thibon est mort

Le penseur Gustave Thibon est décédé paisiblement au matin

du 19 janvier 2001, à Saint Marcel-d'Ardèche. Il était dans sa 98e année.

Il passe son enfance et sa jeunesse à Saint-Marcel où son père était

viticulteur. Il travailla aussi au mas paternel. Mais, héritier d'une

bibliothèque, « sans jamais délaisser son travail », il trouva moyen

d'apprendre seul le latin à fond, le grec, l'allemand et les mathématiques,

à lire les philosophes et les poètes : il sait des milliers de vers par cœur.

Mais en même temps, par une libre démarche de son esprit, il accède à la

plénitude d'une foi catholique qui devait satisfaire toutes les aspirations

de son intelligence, et non pas seulement une affectivité dont il s'est

toujours méfié (Gabriel Marcel, dans la préface de « Diagnostics »).

La dimension religieuse est en effet primordiale dans l'œuvre

de Gustave Thibon, qui a écrit notamment « Ce que Dieu a uni »,

« L'Échelle de Jacob », « Destin de l'Homme », « Simone Weil telle que

nous l'avons connue », « Notre Regard qui manque à la Lumière »,

« L'Équilibre et l'Harmonie », « L'Illusion féconde ». À cet égard, je cite

trois de ses pensées :

• L'idole est chaude mais trouble. Le dieu des

philosophes est clair mais froid. Seul le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de

Jacob est à la fois clair et brûlant.

• Le chrétien est un homme pour qui il n'y a pas

d'impasse plafonnée.

• Le Diable excelle à se tailler des idoles jusque dans le

bois de la croix.

Il faut dire aussi qu'il n'a pas été insensible aux turbulences

affectant l'Église catholique notamment ensuite d'interprétations plus ou

moins fantaisistes des textes du Concile Vatican Il.

Un autre aspect essentiel de la pensée de Gustave Thibon

réside dans son insistance à traiter des valeurs permanentes, contre le

culte du changement pour lui-même. Jacques Maritain, qui fut un temps

son ami - et à qui il reprochait gentiment de parier « concaténation des

concepts » au lieu d'enchaînement des idées - a magnifiquement décrit la

« chronolatrie » dans « Le Paysan de la Garonne ». En ce temps de

harcèlement publicitaire et de capharnaüm de la pensée, deux réflexions

de Thibon sont plus actuelles que jamais :

• La grande erreur aujourd'hui, c'est de croire que parce

que la lampe électrique dépasse la lampe à huile, Marx dépasse Aristote.

• La civilisation matérielle nous apparaît comme un

immense banquet où mille mets seraient apportés aux convives suivant

un rythme de plus en plus accéléré. Ce qui nous sépare des adorateurs

sans réserve de la technique, c'est qu'ils ne songent qu'à se réjouir du

nombre et de la qualité des mets, tandis que nous pensons aussi à la

capacité des entrailles des convives et au temps nécessaire à la digestion'

Dans une conférence sur « les valeurs permanentes et la

culture », Thibon a parlé de règles concernant le vrai, le bien, le beau, et

des conséquences dégradantes de leur refus. Il a même cité un jeune

philosophe (dont j'ignore le nom) pour qui le seul changement hautement

acceptable consiste à « se rapprocher de ce qui ne change jamais et non

de s'adapter à ce qui change toujours ».

Gustave Thibon a aussi participé à des ouvrages collectifs, tels

que « Le Couple chrétien », « Christianisme et Liberté », « Le Message

des moines à notre temps ».

Ainsi, c'est dans « Christianisme et liberté », écrit notamment

avec Mgr Feltin et Daniel Rops, que l'on trouve ces lignes de Gustave

Thibon après Saint Exupéry :

- un homme vaut par le nombre et la qualité de ses liens : être

libre, c'est adhérer intérieurement, spontanément, à un ensemble qui

nous comprend et qui nous dépasse, c'est soutenir avec cet ensemble des

rapports analogues à ceux d'un membre avec l'organisme dont il fait

partie… On a confondu liberté et indépendance.

Je citerai encore deux passages de « Ce que Dieu a uni » :

- L'amour impur affame l'homme parce qu'il est de

convoiter.- L'amour purifié le nourrit parce qu'il vit de se donner.

-L'essence dernière du grand amour de l'homme et de la

femme réside dans une suite de confidences et de grâces divines faites à

une âme par le canal élu d'une autre âme

Gustave Thibon fut un brillant conférencier, non seulement

dans son pays mais - peut-être ? - davantage ailleurs. Il parla maintes fois

dans notre canton, à Fribourg et en Gruyère ; en Valais, à Genève, et

surtout dans le canton de Vaud (Lausanne, Payerne, Vevey) et même en

Suisse alémanique.

Lors d'un congrès à Lausanne, en 1965, il faisait partie de

ceux qui dénonçaient « l'information déformante », ce qui ne contribua

pas à lui attirer les faveurs des mass media, qui en parlent peu, bien qu'il

ait reçu de l'Académie française, en 1964, le Grand Prix de littérature.

D'aucuns, au temps de l'Occupation, l'avaient même qualifié de

« philosophe du Régime ». Mais, m'avait dit l'abbé Émile Marmy qui

l'avait appris lorsqu'il enseignait à l'institut catholique de Lyon, il

s'agissait d'une qualification mentionnée à des affiches de conférences,

affiches dont l'orateur n'allait pas contrôler le contenu.

Même s'il a vanté des valeurs chères à Pétain (travail, famille

patrie), cela ne signifiait pas qu'il cautionnait les dérapages du régime. Si

tel avait été le cas, comment expliquerait-on qu'à l'époque il a hébergé

Simone Weil, la Juive dont il a préfacé « La Pesanteur et la Grâce » ?

Certes, il s'en est pris souvent à l'optimisme utopique du

communisme athée, à l'égalitarisme, au nivellement par le bas, au

mensonge, au déracinement, mais il n'était pas autant de droite que

certains l'ont dit, sans quoi, par exemple, il n'aurait pas donné une

conférence sur « Les maladies de la bourgeoisie », ni n'aurait été l'un des

signataires du manifeste d'Économie et Humanisme qui a été à l'origine

de l'encyclique « Populorum Progressio ».

Bien que lié d'une longue amitié avec lui, je ne me récuse pas

pour oser dire que Gustave Thibon a été l'un des plus grands essayistes

français du XXe siècle.

Camille Geinoz

 

Dominus Jesus

Revue Itinéraires mai 1971, p. 178-179… ce conseil du Père

Garrigou-Lagrange (1. c., p. 771)

« Jésus, en instituant l'Eucharistie, leva les yeux au ciel, son

visage s'éclaira et il eut un très vif désir de s'anéantir en quelque sorte

sous les espèces du pain et du vin jusqu'à la fin des temps pour rester

ainsi réellement et substantiellement présent parmi nous, en se donnant à

nous comme nourriture.

Ainsi, au moment de la consécration, le prêtre Ministre du

Médiateur universel, doit comme lui lever les yeux au ciel avec un ardent

désir de s'unir à l'oblation du Christ toujours vivant qui ne cesse

d'intercéder pour nous et qui ne cesse d'offrir avec soi à son Père tous les

membres vivants de son corps mystique, particulièrement ceux qui

souffrent à son exemple.

Un poète, Jacques Debout, dans son poème Les Trois contre

l'Autre », exprime par la bouche de Satan qui parle contre Notre

Seigneur, ce qu'est le prix d'une Messe

LE DÉMON DES RICHESSES : Que nous oppose-t-il ?

SATAN : L'éternel Sacrifice. Qui m'a broyé la tête et malgré

ces efforts m'arrache tous les jours des vivants et des morts. Dans le

destin caché, mais vrai des nations Les Messes sont autant de

Révolutions. Celles qu'on ne voit pas et qui, seules profondes, Savent

bouleverser l'intérieur des Mondes. La Messe, débordant le Prêtre et le

Missel, est un événement toujours universel. - Et quand, à quelque

obstacle impuissant, je me butte, C'est que dans une église, une grange,

une hutte, Un homme infirme et pauvre a tenu dans sa main La

formidable Hostie et Le terrible Vin.

Mgr Marcel Lefèbvre

 

 

Éthique et morale

"La force fait le droit" pourrait résumer l'éthique du Nouvel

Ordre Mondia1.

L'homme est promu libre fondateur des valeurs et des lois

auxquelles il doit se soumettre. Les amarres avec la loi naturelle sont

rompues. "Il n'y a pas d'autre dieu pour l'homme que l'homme luimême,"

Les individus réduits à des atomes identiques,

uniformément voués au même pauvre destin, en sont arrivés à se

renier eux-mêmes et à ne plus se respecter parce qu'ils ne

reconnaissent plus en eux la signature du sacré leur conférant une

inviolable dignité.

S'en suivent l'avilissement des cultures, dégradées en

marchandises, la fusion des nations, le cosmopolitisme avec son

infantilisme niveleur et son libéralisme totalitaire. L'être indifférencié,

unisexe, sans mémoire, l'homme gris, flottant, déraciné est une utopie

en marche. Refuser de s'en réclamer, c'est accepter d'être frappé

d'exclusion sans appel.

C'est l'honneur de la civilisation que d'avoir promu les

valeurs de respect des personnes, particulièrement des plus faibles. La

défense des hommes, de leurs droits véritables passe par

l'apprentissage des principes éternels de la morale, tels que les

enseigne le Décalogue.

"Aujourd'hui, - rappelle Jean-Paul II - comme toujours, les

dix Paroles de la Loi fournissent les seules véritables bases pour la vie

des personnes, des sociétés et des nations. Aujourd'hui, comme

toujours, elles constituent le seul avenir pour la famille humaine. Elles

sauvent l'humanité des forces destructrices, de l'égoïsme, de la haine

et du mensonge. Elles mettent en évidence les faux dieux qui

maintiennent les hommes dans l'esclavage."

La morale est basée sur des principes transcendants,

immuables parce qu'ils se réfèrent à Celui "qui est", sans aucune aune

de changement.

L'éthique est immanente et fluctue, comme les modes, au

gré des nécessités.

Elle s'affiche avec arrogance parce qu'elle a installé sa

police de la pensée sur l'ensemble de la planète et ne craint rien, ni

personne. Elle contrôle les pouvoirs public, culturel et économique.

Elle dirige les médias et les lobbies.

Hors quelques schismatiques, qui sont impitoyablement

poursuivis, ceux qui s'y rattachent ont droit à toutes les indulgences.

La "nouvelle éthique globale" devra-t-elle un jour rendre

compte à ceux qu'elle a trompés, bernés, manipulés ?

Edy Erismann,

 

Marché de l'emploi : Vous avez dit femme?

A peine sortie d'une période de difficultés, l'économie se

découvre déjà, à nouveau, une grande fringale de main d'œuvre. Mais

dans le marché traditionnel, celle-ci n'est pas extensible à volonté. On

prend donc conscience qu'il existe dans la population un réservoir

important, et pas seulement en quantité. Dame !

Cependant, pour bien des femmes, sans doute la majorité, la

difficulté voire l'impossibilité d'harmoniser vie professionnelle et

condition de mère demeure. Suffit-il d'envisager la création de crèches

supplémentaires pour l'atténuer assez ? On peut en douter.

D'abord, la preuve est faite qu'aux normes suisses la création

d'une crèche est une aventure au coût exorbitant, souvent dissuasif, pour

la plupart des entreprises et des organismes à vocation sociale. Et,

surtout, il ne suffit pas pour prétendre résoudre un problème auquel il n'y

a pas de solution véritablement satisfaisante, d'aligner les enfants comme

des noix sur un bâton, avec la complicité d'organismes tellement obsédés

par l'égalité des rôles qu'ils semblent en oublier le sort des premiers

intéressés. Sans doute la création de crèches en nombre suffisant fait-elle

partie du paysage social de notre temps. Mais aucune crèche ne

remplacera jamais la présence permanente d'une mère ou d'un père

(soulignons !) du moins dans les premières années, et bien des couples

qui en ont les moyens continueront d'y regarder à deux fois avant de

confier un tout petit enfant à une telle institution ou d'accroître encore la

proportion des plus grands qui sont livrés à eux-mêmes ou à un

quelconque gardiennage. (C'est plutôt aux femmes qui sont déjà

contraintes de travailler que de nouvelles crèches seraient utiles, mais ça,

ça ne fera pas avancer les affaires de l'économie!)

Qu'il faille assurer aux femmes qui en ont la détermination et

les capacités une place dans la formation et dans les entreprises identique

à celle des hommes, cela devrait aller de soi. Qu'on tente de les attirer

avec des susucres au moment où l'on manque cruellement de cerveaux et

de bras, n'est-ce pas passer un peu trop facilement du réalisme au

cynisme ?

Ce qu'il faut surtout voir est qu'aujourd'hui rien ne va

réellement dans le sens d'une réponse à un besoin accru de main-d'œuvre,

hormis peut-être certains efforts de formation, initiale ou continue, quand

encore elle ne retarde ou n'interrompt pas d'autant l'insertion dans la vie

professionnelle. Inventaire sans doute non exhaustif. Une nouvelle

philosophie personnelle amène nombre d'hommes et de femmes à

exercer une activité à temps partiel, selon des horaires qui leur

conviennent d'abord à eux ; c'est d'autant plus facile en période de haute

conjoncture… même si c'est aussi là que les besoins de l'économie sont

les plus pressants. La même quête d'une vie plus « cool » les conduit

parfois à avancer volontairement l'âge de leur retraite. Parallèlement, des

entreprises ont peut-être un peu vite mis sur la touche, en période de

difficultés, leurs employés et leurs cadres les plus âgés… et

expérimentés. Pour le reste, une crispation politique récurrente et

totalement irréaliste rend illusoire une vraie adaptation de l'âge de la

retraite à l'espérance de vie. Le travail dit « au noir » fait l'objet d'une

véritable chasse aux sorcières, même lorsqu'il n'est que gris. Il en va de

même pour les étrangers ressortissants de pays non agréés, alors que des

branches entières - construction, hôtellerie, agriculture… - trouvent

d'autant moins de main d'œuvre suisse voire européenne peu qualifiée

qu'il semble qu'on ait renoncé à jamais à imposer une activité aux

chômeurs et que les difficultés conjoncturelles aient véhiculé un

dangereux virus d'invalidité. Etonnons-nous, après tout cela, que

l'économie genevoise, bâloise ou tessinoise soit contrainte de

d'embaucher en pays voisin, au grand dam des collectivités et entreprises

frontalières !

En fait, il en va de l'emploi comme de la conjoncture dont il

dépend. Au gré de fluctuations de plus en plus rapides, des mesures sont

prises qui déploient parfois leurs effets à contre-courant, lorsque le vent a

tourné. Il faut aussi avoir l'honnêteté de se demander au passage ce qu'il

adviendra de celles auxquelles on aura fait les yeux doux en phase de

reprise lorsque, immanquablement, une nouvelle récession surviendra.

De même pour les structures légales ou matérielles qu'on aura mises en

place à cette fin.

Prise à la gorge, l'économie suisse de 2001 entend courtiser les

femmes? Soit. Mais pour les convaincre il faudra y mettre davantage que

quelques aménagements de façade. Et assumer. C'est-à-dire en payer le

prix si un jour on n'a plus besoin d'elles. Et s'accommoder de

l'éventualité que, pour accéder enfin et mieux aux emplois et aux

carrières qu'elles convoitent, elles délaissent davantage leur vocation de

mère. En termes de société et d'assurances sociales notamment, ce serait,

compte tenu des perspectives démographiques qui nous attendent, le plus

magistral des auto goals.

Didier Fleck : Entreprise 2 février 2001