Sur la qualité

    1 Préambule

    La recherche de 1a qualité commence avec l'humanité. Dès les temps préhistoriques se manifeste une recherche consciente, étrangère aux animaux, guidés leur instinct seulement. Elle est attestée par les innombrables constructions ou objets, survivants dans le cortège des civilisations. Mais qu'est-ce que la qualité, en soi ? Comment se manifeste-t-elle dans l'histoire, qu'est-elle aujourd'hui en Suisse ? La recherche de la qualité dans toutes ses dimensions ne serait-elle pas une voie originale pour notre pays ?
    2 La qualité en général
    Les choses

    Extérieurement à notre esprit, des objets, des choses, existent en eux-mêmes : des substances ; telle chose peut être mesurée, soumise au nombre (aspect quantitatif) ; en outre elle présente un caractère, un type (aspect qualitatif), pour ne rien dire des aspects de lieu, de temps, etc.

    L'époque moderne voit triompher l'aspect quantitatif, et l'impérialisme mathématique s'étend partout, soutenu par l'informatique. L'argent, le capital imposent à l'économie une quantification évidente, au point qu'un homme "vaut" ce qu'il gagne. La bourse: baromètre quantitatif par excellence, fluctue sans cesse, alertant les possesseurs de titres.

    L'homme n'a plus qu'une taille quantitative, des dimensions physiques, biologiques, économiques ; il ignore sa taille qualitative : son âme, son principe de vie

    C.-F. Ramuz, dans "Taille de l'homme''l, constate ce règne :

    "... Le drame est que l'univers ne nous apparaisse plus que comme un monstrueux assemblage de quantités indifférentes à elles- même et à nous-mêmes." (p.659)

    Le marxisme, dont nous constatons l'effondrement, prétendait justement produire un homme standard, un homme dont on ne retient et qui ne représente qu'une valeur quantitative : un homme anti- naturel2 .

    Mais la qualité continue bel et bien à exister, liée souple- ment à la quantité, transcendant même cette dernière, et c'est le mérite du présent ouvrage de s'y consacrer : restaurer donc le primat de la qualité, appuyée correctement sur la quantité.

    Si l'on essaie de préciser ce qu'est la qualité, on peut dire : c'est une moda1ité, une façon d~être de 1a substance, considérée en soi, et éventuel1ement en rapport avec un but, avec ses capacités opératives. La qualité dépasse la quantité, parce qu'en effet, on ne saurait la mesurer. On attend d'un objet de qualité qu'il soit beau, et de plus s'il y a lieu : utile, en vue d'un bien. La qua1ité touche ainsi à 1'esthétique et à 1'éthique.

    On peut compter le nombre des caractères d'un texte, dont on ne saurait mesurer la qualité. Comment mesurer la beauté de la "Chaconne" ou celle du Parthénon ?
    La beauté

    La notion de beauté peut être un peu mieux cernée : un objet, matière et forme, est beau par la splendeur de sa forme, qui domine l'opacité de la matière3. La beauté révèle un ordre, suscite une harmonie, présente des proportions. Elle sensibilise l'intelligence, éveille en nous la connaissance, et provoque la contemplation.

    Ainsi la beauté se fonde sur la forme, capable de séduire nos facultés de connaissance et de servir de modèle, de cause exemplaire. Elle meut en quelque sorte l'intelligence et le coeur.

    Le beau a diverses modalités :

    • le beau de la nature

    • le beau des arts proprement dits

    • le beau, fruit des techniques.

    La nature créée présente diverses choses, c'est un trésor in- épuisable, une mémoire colossale, et les lis des champs surpassent Salomon même dans toute sa gloire ; que dire d'un ciel étoilé, d'une rose entr'ouverte, d'un corps humain ? Tous puisent à cette source, l'artiste en particulier ; à partir des réalités belles,

    il conçoit un projet, qui se termine à l'oeuvre d'art ; il tend somme à achever la beauté de l'univers dans une oeuvre concrète. Il anoblit la matière, le marbre par exemple, dont il dégage une splendeur latente, parmi d'autres, sans autre utilité que d'éveiller en nous des réflexions, des sentiments d'admiration.
    Le bien, l'utile

    Le bien est lié à l'utile ; dans les oeuvres artisanales et techniques, qui nous intéressent particulièrement ici, la beauté~ se joint à l'utile, et prescrit alors la simplicité de la forme soumise à la rigueur, au dépouillement même, au service d'un but précis. L'objet fabriqué vise l'utilité, normalement en direction d'un bien ; il est parfait, quand il est conforme à sa fin, au but visé : beauté, utilité, fécondité.
    3- L'objet façonné

    Ici donc le beau est recherché, en dépendance d'une causal finale, d'un but. La matière est aussi haussée vers le beau dan un but pratique, pour les nécessités de l'homme.

    On essaie de retrouver dans l'objet façonné la splendeur d~; la création. La coque d'un navire imite la forme de tel poisson; l'avion se profile sur tel oiseau, non sans différences. La montre s'aligne sur la précision astronomique du passage du soleil au méridien ou sur d'autres éléments du même type. Le plus souvent, l'objet naturel se présente dans une gangue dont il faut se dégager : il y a loin du minerai de fer à la poutrelle d'un édifice. La création est un trésor de choses visibles, ou enfouies, à extraire, tout en respectant les données. Il s'agit en bref de dégager les qualités des choses offertes tout en en respectant leur source, pour le bien des personnes impliquées.

    La faiblesse humaine et l'esprit de lucre incitent trop sou- vent à tricher sur la qualité ; un objet de belle apparence, encensé même par la publicité, révèle un contenu douteux.

    A travers toute l'histoire, le constructeur se sert d'une ma- tière, qu'il extrait, purifie, façonne, pour lui donner une forme belle, adaptée au but ; il vise la perfection de la matière dans la perfection d'une forme, en vue d'une utilité réelle, pour le bien de l'homme. Bien sur, la qualité-forme est enserrée dans un corset de contraintes quantitatives, en ensemble de normes, de dimensions, poids, rentabilité, etc. L'objet façonné porte finalement le caractère, la marque, le poinçon du fabricant. L'apparence répond alors au contenu : l'objet est véridique, il ne trompe pas : il est efficace, sa finition traduit un effort neuf sur un problème ancien ou nouveau. Sa perfection quantitative est encore signe de qualité.
    4 La qualité dans l'artisanat et la qualité de la vie
    L'artisanat

    Les objets façonnés sortent des mains d'un ou de plusieurs hommes, et la qualité naît de l'effort individuel, personnel, bien qu'englobé dans un effort collectif le plus souvent, dans le cadre familial par exemple. Cela constitue l'artisanat, qui a été et reste une source de qualité, proche de la réalité concrète.

    "Il y a dans tout travail manuel une question de qualité, et la qualité est esprit." observe C.F. Ramuz, ayant participé lui même à un métier4. "Est-ce de ce temps-là que date la grande admiration que j'ai pour les hommes de métier, pour les hommes d'un métier ?.... On distingue que c'est du contact corporel à des choses matérielles, et de l'action qu'on exerce sur elles en vue de leur utilisation, que naissent les seules constatations valables (con-stare, se tenir avec) qu'un rapport s'établit entre ce que vous êtes et les choses qui sont, qu'une vue commune sur le monde à la fois et sur vous-même vous est donnée. Vous ne pouvez pas vous duper et les choses ne sont pas dupes : vous êtes une réalité devant une réalité".

    Nombreux sont les métiers à évoquer, des centaines, faisant partie de l'histoire de la civilisation5, dès les temps préhistoriques. C'est grâce à de lointains artisans que l'homme a survécu, fabriquant armes et outils indispensables, avec des matériaux de plus en plus efficaces, terre, bois, os, bronze, fer... De leur qualité dépendait la vie ou la mort de peuplades entières.

    Encore aujourd'hui, des exploitations artisanales constituent le noyau d'un grand nombre de petites et moyennes entreprises (en Suisse) ; elles offrent le gros des emplois dans bien des régions.

    Dans toutes les civilisations, il y a eu des corps de métiers. Les artistes chinois, indiens, musulmans, byzantins et d'autres, ont réalisé des merveilles de qualité. Le niveau d'une civilisation se remarque à la qualité de ses réalisations artistiques, architecturales, artisanales 4
    Au Moyen-Age

    A ce point de vue, le Moyen-Age, spécialement aux XIIe et XIIIe siècles, présente un niveau digne d'attention. Des moines maintinrent et propagèrent les techniques d'art de Rome, de la Grèce et de l'Orient. Un minimum de sécurité étant revenu, l'agriculture posant la base, l'artisanat éclôt et exprime la joie de vivre, par l'embellissement continu de la vie. Le moine Hartker, passant 15 ans dans une cellule, illumina de peintures et d'ornements ce qu'on appelle l'Antiphonaire de Saint-Gall ; citons encore "Las cantigas del Rey Sabio" (1280) avec 1226 miniatures. Les textes étaient des chefs d'oeuvres de calligraphie et d'art pictural. Les vitraux à cette époque attestent la recherche de la qualité de la lumière dans les églises. Et dire que nous ne connaissons la sculpture médiévale que dans un état de désolation dû à divers fanatismes. A coté des figures vivantes de la foi médiévale, les dieux puissants du fronton du Parthénon nous semblent froids et morts.6
    Les cathédrales

    Mais les cathédrales témoignent insurpassablement semble-t-il de la qualité des productions médiévales, qu'on ne saurait développer ici. Relevons la voûte en croisée d'ogive, cet élément caractéristique. La cathédrale montant par étapes, en dix, vingt ou cent ans, défiant la gravité pour glorifier Dieu : quelle continuité dans l'effort de qualité, la splendeur de la forme étant à la mesure du but poursuivi ! Finalement le peuple pouvait lire partout en images, toute l'histoire sainte et la perfection allait se cacher même en des endroits normalement inaccessibles à la vue. La qualité exige en effet le soin de l'ensemble comme celui des choses les plus petites, dans les détails.

    Si la vue pouvait se régaler, l'ouïe le pouvait aussi, la mu- sique y était aussi essentielle que l'édifice sacré lui-même. Le chant se répandit d'Orient en Occident, et le plain-chant fit son apparition, avec la notation due à Guido d'Arezzo (vers 1040) qui engendra notre notation actuelle, pourvue de lignes. Progrès s'il en fut, avec la durée des notes encore. La porte était ouverte à la musique polyphonique, et à la composition musicale moderne. Auparavant, les chants devaient être appris par coeur ; désormais, notés comme on vient de l'évoquer, ils pouvaient être émis, sans recours indispensable à la mémoire. La qualité des compositions s'en trouva accrue, dans la musique d'église comme dans la musique populaire. Toute cette musique, chantée ou produite par des instruments : cloches, cymbales, tambourin, lyre, cithare, harpe, . luth, guitare, vielle, pipeau, flûte, hautbois, cornemuse, trompette, cor, orgue. La qualité musicale agrémente celle de la vie.
    L'embellissement de la vie

    La scène médiévale est avant tout un tableau d'hommes et de femmes au travail, attachés à l'embellissement de leur ouvrage, de leur corps, de leurs demeures, travaillant le bois : tables, chaises, bancs, coffres, éléments d'escaliers, lambris, icônes, retable, stalles, avec une variété incroyable, souvent pleine d'humour, la sculpture sur bois faisant son apparition. Le fer, travaillé, permet de "griller" fenêtres, portes, cours ; le bronze, le cuivre, engendraient divers objets : vases, chaudrons, coffrets, etc. Métaux et pierres précieuses interviennent, on s'en doute, ainsi que l'ivoire, céramique, verrerie. Les ouvrages féminins rivalisent avec les précédents : haute couture, décoration des intérieurs, broderie, tapisserie, tissus délicats finement ouvragés.

    Tous ces objets résultent d'efforts dans le cadre familial, ou dans le cadre des métiers, qu'il convient ici de mentionner plus en détail. La qualité des objets façonnés reflète la qualité de la vie, et l'organisation des métiers, très stricte au XIIIe siècle, traduit la qualité recherchée de la vie sociale. Les propriétés, privilèges, étaient toujours liés à une charge sociale dans un climat de loyauté (qualité du produit) de justice (juste prix, juste salaire), de charité (entr'aide mutuelle, sécurité sociale. jusqu'à l'assurance-maladie).
    Les communautés de métiers

    On a souvent appelé ces corps de métiers, d'artisans, des corporations, mais cette dénomination est récente et date du XVIIIe siècle ; c'était à l'époque des communautés de métiers où l'on entrait par serment, issues elles-mêmes de confréries.

    Les apprentis bénéficiaient d'une formation réglementée, pris en charge à ce point de vue, moyennant contrat, nourris et logés par le maître souvent : durée variable suivant le métier, de quatre à sept ans, parfois plus. Après diverses épreuves, l'apprenti devenait compagnon, ou valet, travaillant chez un maître. Le repos le dimanche était prescrit, et le travail de nuit interdit. Il y avait des juges (jurés) chargés de punir les manquements aux règles commerciales et sociales, de punir aussi les malfaçons et tromperies sur la qualité ; ils faisaient respecter les règlements corporatifs touchant la fabrication et l'apprentissage, réglant l'emploi des fonds d'assistance mutuelle. Ils soulageaient ainsi l'Etat, selon le principe de subsidiarité bien compris. Inspecteurs de la fabrication, protecteurs des apprentis et des valets, ils assuraient le respect des lois sur la concurrence.

    Les corporations de métiers assuraient la qualité irrépro- chable des produits fabriqués grâce à des contrôles multiples, protégeant producteurs et consommateurs. Cet esprit de protectionnisme entravait souvent le progrès technique, mais le souci de la qualité de la production et de la vie des personnes impliquées peut rester un modèle pour les entreprises actuelles.
    En Suisse et en Europe

    Pour la situation en Suisse et en Europe, on peut consulter divers livres8. A Bâle dès 1226, à Soleure en 1253, à Winterthur en 1264, à Berne en 1268, les corporations se fondent et se développent. A Zurich dès 1336, Rodolphe Brun en crée, qui peu à peu dirigent et administrent la cité. On vit même au temps des VIII cantons les corporations former et entraîner des soldats proportionnellement à leur puissance. Les archives des "Zunfte" sont pleines d'enseignements tant pour l'organisation interne du métier que pour le rôle et la responsabilité des organes de direction vis-à-vis des pouvoirs publics.

    Par ailleurs florissaient les corporations de marchands. pro- motrices du flux des produits dans toute l'Europe. Leurs prestations sociales : assurer les pertes, ravitailler, construire des routes et des entrepôts, des rues, creuser des ports, fixer les prix, surveiller la qualité. Toute une oligarchie règnait sur le commerce et sur la production, allant même jusqu'à s'occuper des hôpitaux et des funérailles.

    L'esprit industriel existait bel et bien en ces siècles ; ainsi à Gand, on dénombrait 4'000 tisserands et 1'200 foulons, pour 50'000 habitants. Mais qu'est-ce que l'industrie par rapport à l'artisanat ? Celui-ci fonctionne dans des ateliers de dimensions restreintes. L'ampleur des moyens et du but exige le regroupement de personnes nombreuses en un lieu spécifique : vastes ateliers, usines, dotés de machines, et l'instauration du salariat. On passe de l'atelier artisanal doté d'outils essentiellement à l'entreprise structurée munie surtout de machines, dans laquelle le problème de la qualité se pose différemment.

    Les relations entre les communautés de métiers et l'Etat évoluèrent. Sous Henri IV, la représentation professionnelle a sa place dans les conseils du Roi9. Le Conseil supérieur du commerce est une commission consultative éphémère. Louis XIV crée un conseil général du commerce en 1710 "uniquement attentif à connaître et à procurer tout ce qui pourrait être plus avantageux au commerce et aux manufactures du royaume".

    L'histoire montre que les communautés de métiers ont joué un rôle important de corps intermédiaires entre l'individu et l'Etat, et leurs défauts n'auraient pas dû provoquer leur suppression. On sait que la Révolution française d'une part, et le machinisme d'autre part, les ont détruites : le monopole des corporations d'abord (mars 1791), et les corporations elles-mêmes (juin 1791). La qualité elle-même des produits s'en trouva menacée, et les entreprises cessèrent en elles-mêmes de garantir la qualité de la vie du monde ouvrier : la cupidité patronale suscita une jungle économique. La disparition des corporations amena la prolétarisation, et le marxisme, dont on aurait pu faire l'économie. Le principe de la collaboration et de la confiance entre employeurs et employés peut être accepté aujourd'hui, au sein d'organismes capables d'assurer la vie même du métier et son développement, dans le souci de la qualité.
    5 La qualité dans les entreprises
    L'entreprise

    Entreprendre, au sens économique, c'est commencer ou continuer à produire des objets dont la vente assure la vie des produc- teurs en vue du bien des utilisateurs. L'entreprise est la communauté des personnes engagées dans le processus de production et de diffusion des produits ; au départ, un homme, ou une petite équipe travaille d'arrache-pied, d'une façon artisanale même; ce sont les promoteurs véritables de l'entreprise, qui ne peut percer que si la qualité du produit en soi est excellente, et répond aux besoins de suffisamment de personnes. L'esprit d'initiative est ici capital.

    L'entreprise produit des objets d'abord pour vivre et se dé- velopper : "Primum vivere"et la recherche d'un profit correct se justifie. Elle entend "sortir" des objets de qualité, beaux, utiles pour le bien, durables en principe, rentables, fiables, parfaits même ; on les désire sobres, emprunts de rigueur, de dépouillement, soumis à des normes sévères au plan quantitatif et opérationnel. Précision, microprécision même, et sécurité sont re quises, avec un rapport qualité/prix convenable.

    Doivent régner : le respect des fournisseurs de la matière première, le respect des personnes de l'entreprise, et celui des utilisateurs. De plus, on sous-entend le respect de l'environnement au sens local, au sens national et au sens du globe. Tout ceci constitue des exigences de qualité : qualité du travail, du fonctionnement. Si l'on vise la qualité totale, comme dans les logiciels et matériels informatiques, ou dans la technique aéronautique et spatiale, on inclut le respect de la vie, la diminution des risques, la tolérance des pannes.
    Qualité de l'entreprise

    Si 1'entreprise se signa1e par des produits de qua1ité, e11e- même doit être une entreprise de qua1ité, note perceptible dès une première prise de contact, par quelques détails.

    L'esprit de qualité devrait primer l'esprit de concurrence, englober les conseils aux clients, viser certes le court terme, pour assurer la vie immédiate de l'entreprise, mais viser aussi le long terme, pour l'harmonie de la vie dans l'environnement. Elle "sort"des objets de caractère, portant sa marque même, perceptible dans le "logo" déjà, et dans la qualité de la publicité. De nombreuses entreprises en Suisse misent en fait sur une telle qualité.

    Je ne méconnais pas les signes de divergence avec cet idéal. Le capitalisme sauvage a engendré la misère prolétarienne, le marxisme frappant alors sur la plaie pour l'envenimer. L'esprit de cupidité contredit la qualité, car si la matière sort anoblie de l'atelier, fournisseurs et employés en sortent avilis : la cupidité mutile la communauté, et la publicité débridée l'altère.
    Les cadres

    Mais l'entreprise ne peut fonctionner sans chefs, sans cadres, chacun étant investi d'une autorité. Certes, l'organigramme de fonctionnement décrit les canaux de transmission des ordres ; mais tel chef est beaucoup plus qu'une case dans un tableau ou l'occupant d'une pièce particulière : c'est une personne, en relation avec d'autres.

    Qu'est-ce qui la caractérise ? On la suppose douée des connaissances techniques nécessaires, et apte à s'en servir ; connaissances sans cesse mises à jour, à l'affût de perfectionnements. Mais plus encore, apte à commander. Qu'est-ce à dire ? Comment le chef doit-il être perçu par les subordonnés notamment ? On doit normalement lui supposer des qualités humaines, mais lesquelles ? Jovialité, amabilité, convivialité, sens de l'amitié, etc. Mais l'essentiel n'est pas encore dit. Il doit avoir de l'autorité ; on ne peut donner des ordres sans normalement être doué d'autorité ; celle qui provient de la seule fonction ne suffit pas.

    La perfection, la qualité de l'entreprise postule donc des chefs, des cadres doués d'autorité10. Ce mot vient du latin auctoritas, et auteur : auctor, vient du verbe augeo, augere : faire croître. Un chef est une personne chez laquelle on perçoit tout de suite la capacité d'accroître la vie, le fonctionnement d'un bureau, d'un atelier, une source de fécondité. Le fondateur de l'entreprise avait ou a par excellence cette disposition, et elle doit revivre à sa manière, dans les cadres, à tous les échelons. Même chaque employé, par son application par exemple, peut détenir une autorité de fait dans son travail, à sa place.

    La qualité du commandement, comment se manifeste-t-elle ? Commander, c'est faire faire, en donnant des ordres directs ou im- plicites ; il s'agit d'expliciter l'ordre des choses tel que les circonstances le nécessitent, et de provoquer l'adhésion à cet ordre, de façon que telle étape de réalisation s'accomplisse. Le cadre pourvoit alors au bien commun de l'entreprise par ses capacités intellectuelles et techniques, jointes au "poids" de son caractère, à la force de sa personnalité.

    Expliciter en chaque occasion la relation au but, manifester la volonté d'être juste, donner des ordres clairs, des règlements clairs, empreints de certitudes, en personnalisant les relations "connaissant la couleur des yeux de chaque collaborateur", en favorisant l'initiative et la responsabilité, en contrôlant fermement la qualité du travail demandé, telles sont les notes que l'on doit exiger d'un cadre.

    Et comme la qualité de la vie personnelle et familiale d'un cadre influe sur la qualité de son travail, on perçoit une voie à suivre si possible.
    Qualité industrielle

    Cela dit, les entreprises fournissent deux sortes de produits : les pièces uniques ou à très peu d'exemplaires, par exemple telle turbine faite pour tel contexte hydro-électrique, tel assemblage diesel-électrique pour tel problème de traction, et les pièces de séries durables : les montres courantes notamment, pour ne rien dire des pièces de série jetables : stylos par exemple.

    La qualité marque évidemment les pièces uniques, et un peu moins les séries. Les premières font revivre l'artisanat, mais au niveau de l'industrie, tandis que les secondes ont le style plus spécifiquement industriel, couvrant rapidement le globe : de leurs exemplaires,, puis des déchets inévitables, quand ce n'est pas en polluant.

    Les Japonais fournissent un exemple admirable de réussite dans la qualité : qualité des voitures, des ordinateurs, imprimantes, appareils optiques, etc.

    "...Parce que les Japonais forment un peuple puissamment laborieux, anime d'une volonté tenace de progresser... capable pour réussir de fournir un travail infatigable, dans une discipline courageuse, avec une frugalité rarement égalée aujourd'hui en Occident". L'ouvrier japonais ''appartient" un peu à son entreprise comme l'ouvrier du Moyen-Age à sa corporation.

    La qualité du travail résume tout. Le capital engagé dans l'entreprise donne un moyen d'ordre strictement quantitatif ; aucune qualité n'existe dans un capital. Seule l'opportunité de son placement demande du discernement et l'émergence de qualités. Par contre, le travail rendu possible par le capital, lui, ne peut être dissocié de la qualité. Bien sûr, la durée, le nombre d'heures, le salaire, sont d'ordre quantitatif et Marx a réduit le travail à une somme de gestes utiles à la société, mais l'esprit du travail se situe nettement ailleurs. Le travail est le fait de personnes engagées dans une communauté, organisme vivant qui transcende les moyens matériels et financiers pourtant indispensables. Il ne faut pas que la vie même des membres de cette communauté soit compromise par un retrait brusque d'un capital. Ce dernier ne devrait-il pas être inviscéré en quelque sorte dans l'entreprise ?
    Qualité globale

    On doit se souvenir que les personnes impliquées dans le cir- cuit productif ont une dimension physique, des besoins matériels d'ordre familial aussi, et la qualité de leur vie demande une conception de l'entreprise qui tienne compte de toutes les dimensions de l'homme : économique, culturelle, spirituelle également. N'a-t-on pas observé que les populations où l'on pratique le Décalogue vivent mieux en moyenne à tous points de vue, que celles où sévissent l'irrespect du dimanche, de la famille, de la fidélité, de la vie (des tout petits), de la propriété, de la vérité ? C'est le Décalogue qui assure la qualité de la vie personnelle et sociale des membres d'une entreprise en particulier, et de l'entreprise elle-même.

    Observons qu'aujourd'hui les communautés de métiers, ou professionnelles, existent et agissent. Mais leur rôle n'est pas lié organiquement à celui de l'Etat ; ce dernier tend à remplacer l'atelier par l'école ; à la formation par le réel se substitue l'exercice d'une pensée distante du réel.

    Le 700e anniversaire de la Confédération nous a donné l'occasion de réfléchir et pour certains sous couleur d'utopie, d'infliger à notre pays une sorte de flagellation. Il fait bon vivre en Suisse, à voir le flux des demandeurs d'asile ; or ceux- ci se trompent. Selon Dürrenmatt, ils se jettent dans une prison, paraît-il. Notre industrie des machines fonctionne-t-elle à l'admiration de nombreux constructeurs étrangers ? Quelle erreur ; un Tinguely ne se gausse-t-il pas de notre technique en la ridiculisant, avec ses mécaniques en folie. Certes, dans un temps an- cien, les rois, même excellents, avaient des bouffons pour leur rappeler leur humaine condition. Notre année 1991 a vu une cohorte de pitres noircir la réputation de notre pays, lançant des flèches savamment empoisonnées.

    Démolir un pays à coups de sarcasmes, inciter les autorités à rester passives dans les dérèglements, c'est facile. Mais c'est très exactement scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Quand la délinquance augmente, quand le vol, le vandalisme menacent partout, les cambriolages, les actes crapuleux, alors on commence à avoir peur de sortir, les enfants, les femmes et les personnes âgées tremblent. Nous commenc,ons seulement à percevoir les prodromes d'une telle possibilité..(C.F.Ramuz observe : "Les civilisations demandent des centaines d'années à se faire, et se défont en quelques instants" 12).

    Fort heureusement, nombre de cérémonies ont rehaussé le ton et bien fait voir que le fond de la population ne marchait pas dans de tels errements. Cependant, la prudence oblige a la plus grande circonspection.

    Que faire pour redresser la situation, et donner au pays un~ raison de vivre ? La recherche du confort pour tous, c'est très bien ; vive le "bien-être social"13. Mais c'est un leurre. Tout cela nous serait donné par surcroît si nous cherchions des buts élevés ; certains lecteurs m'auront compris.

    Selon C.-F. Ramuz encore, dans "Besoin de grandeur", l'homme n'existe véritablement qu'aussi longtemps qu'il tend à s'augmenter. On peut en dire autant d'un pays;mais qu'est-ce que s'augmenter ? C'est notre passivité qui fait notre petitesse ; comment s'augmenter, à l'échelle du pays ? Le problème de la qualité suggère une voie.

    La nature en Suisse est difficile, et exige, comme l'a dit Robert de Traz, une conquête de l'homme sur l'homme : surmonter les divisions imposées par les barrières géographiques, linguistiques, religieuses, quelle prouesse ! Conquérir le dernier alpage tout là-haut, pour vivre, et soigner avec amour la campagne, la ville, le village, quelle preuve de qualité. Ce besoin de perfection, de solidité, se répercute sur le travail agricole. artisanal, industriel, et engendre la qualité du paysage, à l'image d'une bijouterie. Mais l'étroitesse géographique n'est pas fermeture, car les fleuves d'Europe naissent presque tous sur notre territoire, aspirant les esprits vers le large. C'est en cultivant la qualité encore que la Suisse pourra grandir, indéfiniment même, au plan intérieur, donnant une raison de vivre aux malheureux qui en manquent. Cultiver le sol en le respectant, fabriquer en qualité, en poussant la qualité partout :

    • dans les objets façonnés,

    • dans les relations humaines au sein des entreprise

    • dans l'estime de l'utilisateur des objets livrés, au niveau de la publicité déjà,

    • dans l'estime des fournisseurs de matières premières, et des sous-traitants.

    La recherche de la qualité dans toutes ses dimensions, tel peut être la voie suisse : la liberté par la qualité.
    Jean de Siebenthal

     

     

    l C.-F. Ramuz. Oeuvres complètes, t. IV sd Lausanne, Ed. Rencor Lausanne 1964.

    2 C.-F. Ramuz : Taille de l'homme, p. 696.

    3 M.-D. Philippe, OP : L'activité artistique, t. II - Beauchesne 1970.

    4 C.F. Ramuz : Découverte du monde. Oeuvres complètes. T. V, p. 89.

    5 Nathalie Robattel : Au temps des métiers, Ed. Ovaphil SA, Lausa

    6 Will Durant : Histoire de la civilisation, t. XI, XII, XIII

    7 Principe selon lequel la société est formée d'organismes, de intermédiaires entre l'individu et l'Etat, chacun d'eux étant autonome que possible, compte-tenu de sa situation dans l'ensemble.

    8 Anne-Marie Dubler : Gewerbe und Zunft in Stadt und Landschaft I Luzern/Stuttgart 1970, et : Luzerner Witschaftsgeschichte im Bild, 197S.

    Henri Charlier : La création de la France. Dominique Martin Paris 1982.

    Will Durant : Histoire de la civilisation.

    9 Julien Lescaze : Corporation et Etat. Ed. Victor Attinger, Neuchât Paris 1935.

    10 Louis Salleron : Autorité et commandement dans l'entrepri Entreprise moderne d'~dition. Paris 1973.

    11Robert Guillain : Japon troisi~me grand - Seuil, Paris 1969

    12 C.F. Ramuz, Oeuvres complètes, t.V. p.559.

    13 Selon Fénelon. "la patrie d'un cochon est là où il y a du gland